unebeweb 33 / L'Unebévue Revue N°33
AU LOIN L'ŒDIPE
L'événement Schreber
Gonzalo Percovich
in Revue de l'Unebévue N° 33 Au loin l'Œdipe, p.169
Traduit de l'espagnol par Ana Guarnerio
« J'ai strictement fait le départ entre les diverses significations que peut revêtir le mot d’aliéné suivant qu’il est employé par le médecin ou dans son sens juridique. [1] » Dans ce contexte discursif, Schreber postule une différence radicale entre le domaine du savoir médical – plus spécifiquement, du savoir psychiatrique -, et le domaine juridique. Son geste est celui de quelqu’un qui connaît les lois sur le bout des doigts. Mais il faut à n’en pas douter comprendre également ce geste comme un geste politique. Le texte schrebérien est aussi la description exhaustive de ce qu’il vécut lors de ses internements en asile psychiatrique. Le dessin des plans des hôpitaux est frappant. Schreber montre la distribution spatiale, les lieux d’isolement et de classement diagnostique, les espaces de détente et de réclusion. Un véritable tableau de ce que vivent les malades mentaux à l’intérieur des murs d'un asile.
La clinique du professeur Fleschsig
« Pour tout d’abord concrétiser les conditions extérieures de mon séjour, je donne ici un plan relevé de la clinique des maladies nerveuses de l’Université[2] et un croquis du terrain sur lequel elle se trouve, en les explicitant pour autant qu’ils entrent l’un et l’autre en considération pour mon propos.
Depuis déjà un peu avant Noël 1893 jusque vers fin février 1894 (par conséquent pendant essentiellement la période où je recevais la visite régulière de ma femme), j’ai occupé les trois chambres a, b et c au rez-de-chaussée de l’aile des femmes, chambres qui m’avaient été attribuées principalement en raison du calme plus grand qui y régnait. Avant et après cette période, j’avais occupé différentes chambres au premier étage de l’aile des hommes, chaque fois : salon et chambre à coucher. La petite chambre d m’a servi de chambre à coucher pendant un certain temps (novembre 1893) parce que presque toutes les autres chambres de la clinique donnaient sur le côté sud du corridor, face à la gare de Bavière et les sifflets fréquents des manœuvres du chemin de fer étaient très incommodants, surtout la nuit. La cellule destinée aux déments où j’avais été amené après la lutte dans la salle de billard dont j’ai déjà parlé se trouvait plus à gauche encore dans l’aile des hommes. Pendant les derniers temps de mon séjour à la clinique, j’ai surtout occupé la chambre à coucher i et le salon e ; cette chambre à coucher avait d’ailleurs, comme la cellule des déments, été pourvue d’une double porte qui portait une petite lucarne par laquelle l’occupant pouvait être surveillé de l’extérieur ; »[3]
Maison de santé du docteur Pierson : Le Lindenhof[4]
« Je m’efforcerai ici aussi de dresser les esquisses et plans relevés au sol de la clinique du docteur Pierson (« la cuisine du diable »[5], puisqu’à ce moment là j’ai cru, et puisque je crois toujours, pouvoir tirer certaines conclusions de leurs dispositions. Le bâtiment où je fus accueilli n’avait, autant que je me souvienne, qu’un étage unique, c’est-à-dire qu’il consistait en tout et pour tout en un rez-de-chaussée et un étage ; isolé quelque peu de lui par le parc, se trouvait un autre bâtiment de la clinique, qui devait être le pavillon des femmes. Le plan du premier étage du bâtiment se présente à peu près comme ceci :
Le niveau inférieur était distribué un peu différemment ; il comprenait entre autre une salle de bain, et semblait pour le reste ne se composer que de quelques grandes pièces ; une porte s’ouvrait sur la cour par quelques marches. Je commencerai tout d’abord par dépeindre les conditions extérieures de mon existence telles qu’elles se dessinaient dans ce nouveau séjour. On ne m’avait pas assigné de salon particulier ; la chambre désignée par b sur le plan me servait de chambre à coucher. Pendant la journée je me tenais dans la grande salle ou salle à manger c, où allaient et venaient constamment d’autres soi-disant malades de l’établissement. Un gardien semblait tout particulièrement préposé à ma surveillance, en qui je crus reconnaître, par suite peut-être d’une reconnaissance fortuite, l’huissier de la cour d’appel qui avait l’habitude d’apporter les dossiers à la maison lors de mes six mois d’activité professionnelle à Dresde ; (…) De loin en loin – la plupart du temps aux heures du soir -, apparaissait le soi-disant directeur médical de la clinique, un monsieur qui me rappelait par certains traits de ressemblance le docteur O, que j’étais allé consulter à Dresde ; la conversation de ce monsieur – je dois aujourd’hui admettre qu’il s’agissait du docteur Pierson -, qui apparaissait toujours en compagnie du surveillant-chef à propos de qui il conviendrait de donner plus loin des détails supplémentaires, sa conversation, donc, se limitait très singulièrement à quelques mots pour ne rien dire.
Quant au jardin de la clinique, désigné ci-dessus comme parc, je n’eus l’occasion de m’y trouver qu’une seule fois, le jour même de mon arrivée pour une promenade d’une heure ; j’y avais alors vu quelques dames, parmi lesquelles la femme du pasteur W. de Fr., et ma propre mère, ainsi que quelques messieurs, parmi lesquels le conseiller à la cour d’appel K., de Dresde, celui-ci présentant une tête démesurément agrandie. (…) Après cette unique promenade dans le parc n’eurent plus lieu en plein air que des stations – et cela tous les jours, avant et après midi – dans ce qui a été désigné plus haut sous le nom de cour ou d’ « enclos » : un espace de sable inculte d’environ cinquante mètres carrés, fermé par des murs, sans buissons ni fleurs, et sans aucun aménagement pour s’asseoir qu’un ou deux bancs de la façon la plus primitive. On poussait chaque fois avec moi dans cet enclos quelques quarante à cinquante formes humaines, dont je ne pouvais arriver à croire, étant donné leur aspect extérieur, qu’elles constituaient l’effectif réel des patients d’une telle maison de santé privée pour malades mentaux. Dans les établissements privés de telle sorte, on trouve en général des patients qui, pour la plupart, sont des patients fortunés, et tout à fait exceptionnellement des déments proprement dits ou des malades débiles profonds. (…)
Au premier étage de l’établissement où je vivais, se trouvaient tout au plus quatre à six lits ; le rez-de-chaussée, par lequel je devais passer lorsque j’allais dans l’enclos et que j’en revenais, n’aurait guère pu abriter pour la nuit plus de dix à douze personnes, à supposer qu’il s’y fût trouvé un dortoir commun. Avec cela, les quelques quarante à cinquante usagers de l’enclos devaient dans l’ensemble être plus ou moins des déments, et assurément il eût été difficile d’envisager pouvoir tenir enfermés dans cet enclos désolé des malades légers ne présentant aucun danger pour leur entourage, en les privant du plaisir d’une promenade dans un parc au demeurant existant dans l’établissement. » [6]
Asile provincial, le Sonnenstein[7]
« Ce n’est que plus d’un an après que je me rendis compte qu’il s’agissait là de Pirna, et de ce que c’était au Sonnenstein que j’avais été conduit ; j’en pris conscience le jour où je vis aux murs du « Musée » ( grand salon) de l’asile, où je n’avais que rarement eu l’occasion de me rendre, les portraits des anciens rois de Saxe. A l’époque de mon arrivée, les voix désignaient mon séjour sous le nom de « citadelle du diable ». Les chambres qui m’avaient été attribuées étaient celles même que j’occupe encore actuellement, - le n°28 au premier étage de l’aile donnant sur l’Elbe et la chambre à coucher attenante. Ce n’est que tout à fait transitoirement que j’ai pu parfois, à l’occasion de quelque réaménagement, occuper une chambre différente : en revanche, pendant environ deux ans, je suis allé dormir non pas dans la chambre à coucher qui m’était affectée en propre – j’en parlerai d’ailleurs plus loin – mais dans des cellules destinées aux déments, notamment dans celle de l’aile ronde au rez-de-chaussée, cellule qui porte le numéro 97. Contrastant avec la clinique du docteur Pierson, assez élégamment meublée, les chambres m’avaient frappé dès l’abord par leur aspect plutôt misérable.[8]
(…) Ces volets (les seuls de l’aile que j’occupe à l’asile), ils existent encore aujourd’hui, mais depuis longtemps déjà on ne les ferme plus. Il n’en existe de pareils qu’aux fenêtres des cellules aménagées pour les déments au rez-de-chaussée et au premier étage de la tour de l’asile.
Ainsi que j’aurai à y revenir plus tard, pendant deux ans j’ai dormi dans différentes cellules ( 1896-1898), et là les inconvénients de l’obscurité m’apparurent encore pire – si faire se peut. »[9]
[1]Daniel Paul Schreber, Les mémoires d’un névropathe, Editions du Seuil, 1975 pour la traduction française.
[2] Ibid,p.69.
[3]Ibid, pp.68,69,70.
[4] La photo de cet établissement est publiée dans le livre de Han Israëls, « Schreber, père et fils », aux Editions du Seuil, Paris, Mai 1986 pour la traduction française, p.197.
[5] Daniel Paul Schreber, op. cit., p.93).
[6] Ibid., P.P : 93 à96.
[7] Cette photographie est publiée dans le livre de Han Israëls, op.cit., p.197.
[8] Ibid., p.p. 106_107.
[9] .ibid., p.149.