L'UNEBÉVUE N°35 : L'asile-du-dedans
ISBN : 978-2-914596-55-8, ISSN : 1168-148X , 261 pages, 22€.
♦ Comité nomade : Marie Jardin, Luc Parisel, Claude Mercier.
♦ Cahiers de L'Unebévue : Les ZAD Des espaces d'expérience et d'émancipation
Sommaire
L'asile-du-dedans. Mayette Viltard
3h du mat’ au 3e Quartier.
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Grey Gardens, le jardin aux sentiers qui bifurquent. Marie Jardin
Dès les premières images, avec l’oeil de la caméra – un oeil de chat – nous nous faufilons comme des ratons-laveurs dans un espace troué où les successifs passages se créent au fur et à mesure, c’est Grey Gardens du nom d’une grande maison à trous, précisément, reliés par ces passages vivants et imprévus, un lieu-personnage à part entière ; nous allons y fréquenter pendant 94 minutes deux femmes, Edie and Edie. Il y a comme un espace-temps fixe, comme les larges plis de la peau et l’ampleur de la voix de « Big Edie », la vieille dame ; née en 1895, elle a 79 ans au moment du tournage et a beaucoup de mal à se déplacer. Et il y a un espace-temps tourbillonnant, dansé, chanté, modifié, (et même fait de « mode » dans tous les sens de ce terme), celui de « Little Edie», née en 1917, 56 ans donc, sans cesse en partance sur place pour New York ou un ailleurs où elle aurait « juste un trou de souris ».
Mais Edie and Edie sont inséparables, comme Alice et ses transformations, deux versions improbables qui vont se tramer, se combattre, se mettre en tension, avec les occupants végétaux, animaux (chats, ragondins, ratons-laveurs, opossums, puces, etc.) qui y ont fait leur trou et humains « visiteurs» de ce lieu (le jardinier, le jeune homme à tout faire, Jerry « le faune de marbre », les frères Maysles et deux invités), redéfinissant l’espace comme un espace de contes, une scène, une hétérotopie, une île.
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Petit voyage au pays des savoirs situés. Luc Parisel
Bruxelles-Liège, ce n’est pas loin. Ayant appris que se déroulait à Liège, les 26 et 27 octobre 2015, un colloque organisé par des philosophes liégeois, translanguement intitulé : « Staying with the trouble avec Donna Haraway », j’ai décidé d’aller y faire ce que je pensais n’être qu’un petit tour. Le titre du colloque n’était pas sans raisonner pour moi avec le Penser avec Whitehead d’Isabelle Stengers, voire avec le plus récent Penser avec Donna Haraway, édité sous la direction d’Elsa Dorlin et Eva Rodriguez. Au fil des exposés, j’ai progressivement compris que j’étais monté dan un train de la pensée vivante ; je n’assistais pas à un colloque où les jeux sont faits, où l’on brasse un vent narcissisant les orateurs en présence ; non, chaque orateur était au travail dans un sillage ouvert, certes, par l’inénarrable Donna Haraway, mais aussi par ses nombreux/ses élèves ou interlocutrices/teurs tantôt étatsuniens/nes, tantôt européens/nes, parmi lesquel/les, outre les organisatrices/teurs du colloque, Isabelle Stengers, et d’autres, bien sûr.
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Les faiseuses d'histoires. Anne Marie Ringenbach
Apprendre à se laisser affecter par l’enchevêtrement dense de malaise et d’hésitations que nous imposent les situations terrestres (wordly) sans demander à une théorie ou à un principe de définir une position « innocente » n’ayant pas à « répondre » pour ses conséquences. C’est le terme re-susciter qui vient. Re-susciter, reprendre une histoire sur un mode différent, faire une nouvelle version, insiste sur la dimension créatrice d’un problème, qui le modifie en assurant le relais et d’autre part sur le fait que cette création n’est pas dissociable de la question que pose sa reprise.
Cette distinction, entre ressusciter (de résurrection) et re-susciter, vient de Maria Puig qui fait là un métaplasme, figure de métaphore qu’utilise beaucoup Donna Haraway pour affiner son écriture très « technique ». Isabelle Stengers rapporte à ce propos que c’est grâce à Maria Puig qu’elle a perçu que l’écriture de Haraway n’était pas de la sophistication mais un travail au corps à corps avec ce qui avait fait désespérer Viginia Woolf.
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Affronter ses démons. Xavier Leconte
Tout cela, dit Lauren, qui est poète et pas seulement sorcière, les histoires de torture et la rage, vient de l’obscur. Mais si tu racontes l’horreur sans recréer l’obscur, tu l’alimentes. Tu ne supprimes pas son terreau. Nous devons rêver l’obscur comme processus, rêver l’obscur comme changement, afin de créer une nouvelle image de l’obscur. Car l’obscur nous crée. Il y a quelque chose de profondément engagé, actif et volontaire dans le reclaiming, c’est tout à la fois régénérer, redécrire, reconstruire.
Quant à retrouver notre pouvoir personnel, c’est un voyage qui guérit, mais il n’est pas facile. Car la psyché humaine se forme à partir des relations qu’on a avec les autres gens, les choses et les institutions. C’est un miroir de la culture. Les relations qui nous sont familières et les institutions de notre culture sont liées au pouvoir-sur.
Aussi nos paysages intimes sont-ils ceux des récits de la mise à distance et sont-ils peuplés de créatures qui dominent ou doivent être dominées. Pour nous libérer, pour retrouver le pouvoir-du-dedans, le pouvoir de sentir, de guérir, d’aimer, de donner forme à notre avenir, de changer les structures sociales, nous pouvons avoir à nous battre contre nos propres formes-de-pensée.
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Pratiques des signes et pouvoirs-du-dedans. Rosine Liénard
Le polythéisme n’est pas une survivance, il est vif et bien présent presque partout. Spécialiste de la Grèce Antique et des Stoïciens, Frédérique Ildefonse dit que l’expérience du polythéisme est l’expérience d’une multiplicité ouverte, d’une multiplicité non réductible à l’unité, voire à la partition, qui est d’une certaine manière une forme d’unification de la pluralité. Les philosophes spécialistes des Stoïciens citent Deleuze (Différence et Répétition, Logique du sens) en ce qu’il a parfaitement repéré que le lekton c’est le sens. Claude Imbert l’analyse rigoureusement : « Deleuze ayant déserté la langue des dieux a fendu la pensée du signe telle qu’elle était construite par les Stoïciens et nous donne accès en retour à la multiplicité dont ils ont voulu tenir compte et dont la pensée transitive était l’aboutissement ». Ou encore quand elle souligne de façon plus générale que toute la Logique du sens de Gilles Deleuze est une méditation sur le stoïcisme et sur quelques manières de s’y dérober.
L’événement n’est pas ce qui arrive (accident), il est dans ce qui arrive, le pur exprimé qui nous fait signe et nous attend. Tant Gilles Deleuze que Lacan vont s’attacher à cet évènement incorporel, cet exprimable, le lekton, qui caractérise l’événement en tant qu’il se situe à la frontière même du langage. Ce mode de penser l’expérience sensible, la multiplicité des signes et de leurs agencements, l’hétérogénéité et les flux a des conséquences éthiques. Ainsi, quand Lacan donne l’indication d’aller voir de plus près le formidable et si difficile Logique du Sens dont il a dit, à son séminaire, en 1969 « qu’il est fait comme doit être fait un livre, à savoir que chacun de ses chapitres implique l’ensemble », c’est à entendre de ce point que la philosophie des Stoïciens ne peut être approchée sans prendre en compte ensemble la physique, la dialectique, et l’éthique.
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Et nous danserons sur les ruines du vieux monde. Anne-Marie Vanhove
Dans Malaise dans la civilisation, Freud pose en conclusion la question du sort de l’espèce humaine : « Le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et d’autodestruction ? À ce point de vue, l’époque actuelle mérite peutêtre une attention particulière. Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu’avec leur aide il leur est devenu facile de s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier. Ils le savent bien, et c’est ce qui explique une bonne part de leur agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse ». Bien que venant de loin, des USA, Kristin Ross connaît au plus près certaines des luttes actuelles en France, et notamment celle de l’aéroport de Notre-Dame des Landes.
Elle établit là une correspondance avec la Commune qui fut avant tout un « évènement spatial » et elle mobilise la notion « d’espace social ». Dans « Pratiques écosophiques et restauration de la cité subjective », Guattari pose les mêmes interrogations que les communards et les militants de Notre-Dame des Landes : « L’individu est tenu de se plier aux disciplines urbaines, aux exigences du salariat ou aux revenus du capital. Il est tenu d’occuper une certaine place sur l’échelle sociale, faute de quoi il sombrera dans le gouffre de la pauvreté, de l’assistance et éventuellement, de la délinquance. La subjectivité collective régie par le capitalisme est donc polarisée dans un champ de valeur : riche/pauvre, autonomie/assistance, intégration/désintégration.
Mais ce système de valorisation hégémonique est-il le seul concevable ? Est-il le corollaire indispensable à toute consistance du socius ? Ne peut-on envisager l’émancipation d’autres modes de valorisation (valeur de solidarité, valeur esthétique, valeur écologique. […] Il s’agit de faire tenir ensemble une organisation complexe de la société et de la production avec une écologie mentale et des rapports interpersonnels de type nouveau ».
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Aller là où la chose se produit. Susana Bercovich
En 2011, j’ai lu dans le journal que Marisela Escobedo, activiste de Ciudad Juárez, avec qui j’avais partagé l’année précédente la chambre d’hôtel dans le cadre d’un colloque sur la diversité sexuelle, à Mazatlán, avait été tuée. J’ai été prise, aspirée par quelque chose. Il fallait arrêter de penser et d’écrire sur le S/M pour aller là où la chose se produisait. J’ai rencontré des féministes, des journalistes, des performeurs, des activistes, des indiens, des artistes, nord-mexicains de Ciudad Juárez, Tijuana, etc. Toutes ces personnes m’ont orientée. Et nous avons fait un grand colloque à Ciudad Juárez sur la violence et les féminicides. Au nord du Mexique, beaucoup d’intellectuels ne se cantonnent pas à enseigner dans leur université, ils sont aussi activistes. À l’opposé, quand j’ai invité des féministes « top » américaines et autres pour ce colloque, j’ai reçu des réponses du style : « Oui, oui, je vous félicite, j’aimerais y participer mais mon agenda académique est plein ». Seule Elisabeth Ladenson qui n’est pas précisément « une féministe déclarée », est venue. J’avais lu Guattari dans les années 1980, je savais qu’il avait été plusieurs fois au Mexique (en activiste, avec des chamans, à l’hôpital psychiatrique, dans une prison, aux Beaux-Arts de Mexico invité en tant que poète) et en regardant une vidéo de lui, j’ai été très émue.
Je me suis dit : « Il parle pour maintenant ! ». Son style ne se laisse pas fixer : il invente, il attrape le monde avec ses sens et il nous le rend dans une mobilité vivante. C’est aussi ce que je ressens en m’approchant de Donna Haraway. Ils nous rendent un monde vif.
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Le caporal Lortie aux prises avec l'affolement de la langue. Marie-France Basquin
C’est avec une méthode de lecture par cartographie que je vais tenter de faire cas, à la suite de Rose-Marie Mariaca-Fellman des déclarations enregistrées du caporal Lortie juste avant qu’il commette, au Parlement du Québec, les meurtres qui l’ont rendu célèbre. Cartographier les enregistrements de Lortie, c’est en effet produire des tracés d’un régime d’expression a-signifiant qui évacue toute signification, toute prétention à représenter, mais constitue simplement un agir, des traversées, qui font exister d’autres territoires. Également, il s’agit d’écouter les enregistrements comme musique, musique de lalangue. Denis Lortie, caporal, n’aura pu s’appuyer suffisamment sur cette fonction de lalangue et aura dû passer par ce trou noir subjectif où vient se loger le passage à l’acte. Il aura tenté malgré tout par son acte de parole de se produire comme sujet. Il faut rappeler que pour Deleuze et Guattari, la parole, parce qu’elle conserve vivantes un certain nombre de composantes sémiotiques non verbales, une polyvocité sémiotique, est une pièce inconsciente de la production de subjectivité.
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Badiou, les mathématiques, la philosophie & la pédagogie. Jean-Claude Dumoncel
Que recouvre exactement le rapport aux mathématiques de Badiou quand nous passons au rapport des mathématiques à la philosophie ? Selon son Éloge des mathématiques, la réponse a au moins le mérite d’une certaine « simplicité ». D’après Badiou « les mathématiques sont tout simplement la science de l’être en tant qu’être, c’est-à-dire ce que les philosophes appellent classiquement l’ontologie ». De sorte que, réciproquement, dans le système de la philosophie, afin de remplir la case ontology que Husserl avait prévue en 1929 dans son article Phenomenology de l’Encyclopaedia Britannica, il suffit selon Badiou « d’incorporer purement et simplement à la méditation philosophique, comme condition mathématique fondatrice, la théorie des ensembles ». La prétendue « métaphysique » de Badiou n’est donc pas « une tentative de métaphysique étayée sur les mathématiques », c’est un morceau de mathématiques découpé puis collé à la place de la métaphysique, supposée vide par un positivisme dissimulé.
Que la logique modale conduise à une métaphysique, et à une métaphysique dotée, comme l’ensemble de la logique, d’un statut scientifique, c’est exactement ce à quoi Badiou prétend. Mais une telle métaphysique ne s’obtient pas, comme celle de Badiou, par un simple copié-collé pratiqué sur une théorie mathématique toutefaite : elle doit être construite, et le livre de Williamson atteste que cela demande un travail original. Dans la véritable affinité entre métaphysique et mathématiques, mais toujours contre le copié-collé de Badiou, une autre perspective, d’ailleurs double, est celle qui a été définie par Deleuze.
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Le théorème de Lacan, topologie des processus de subjectivation. Claude Mercier
Dans cette séance du 9 mars 1976, Lacan va porter sur la place publique le dissensus radical entre lui et Soury et Thomé, dissensus qui permet de problématiser le trou sans bord, au contraire d’un consensus qui ne nous ferait rester que dans une interrogation journalistique. Nous voyons se construire les pôles de tensions entre la monstration de Lacan avec les droites infinies et le statut particulier du point à l’infini que va lui donner Lacan, et l’autre pôle de tension avec exhaustion combinatoire et démonstration de Soury et Thomé.
La problématique développée par Lacan concerne « ce point dit à l’infini » et aura un retentissement sur ladite chaîne signifiante. La question du voisinage de Lacan avec les mathématiques ne relève pas d’une métaphorisation simpliste, et le plan sur lequel il opère n’appartient pas à la science exacte. Pour pouvoir développer ceci, nous devons nous tourner vers Desargues, auteur d’une oeuvre obscure, dont Lacan nous demande de la sentir, la sentir mentalement, comme un sentir-mental.
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