L'UNEBÉVUE N°18 : Il n'y a pas de rapport sexuel
Centenaire de Jacques Lacan. Actes du Colloque des 5 et 6 mai 2001. Cité des Sciences, Paris
ISBN n°2-904596-04-9, ISSN : 1168-148X, 149 p., 22€.
♦ Cahier de l'unebévue en supplément gratuit pour les abonnés :
ça de Kant, cas de Sade. J Allouch
Sommaire
9 - Un enfant entêté. Des frères Grimm
11 - Trois préliminaires au non rapport sexuel Jean Allouch
Freud avait noté, avant même d'avoir inventé la méthode analytique, que la névrose d'angoisse était liée au coïtus interruptus, où la subjectivité, pour le dire dans les termes de Lacan, se trouve focalisée sur la détumescence, ce qui, en l'occurrence, angoisse. Reconnu en défaut, le phallus ne saurait discriminer deux sexes, ni même fournir à chacun une identité sexuée. Le rapport au sexe, dira plus tard Lacan est un rapport «parasexué».Le nom de ce parasexe est connu depuis Freud. C'est ce que Freud appelait pulsion. C'est un seul et même énoncé que de dire «il n'y a pas de rapport sexuel» ou bien de dire «il y a de la pulsion».
29 - Le crime était presque sexuel. Marcela Iacub
Dans le droit contemporain, le meurtre n'est plus le seul mal absolu ; à son côté, il y a le crime sexuel. Depuis une quinzaine d'années les violeurs sont, en moyenne, presque aussi lourdement condamnés que les meurtriers ou les assassins. Voilà donc la criminalisation sexuelle nouvelle. Dénormalisée, elle perd sa précision en ce qui concerne le type de comportements punis. Et puisque les actes ne sont plus définissables, ils doivent être qualifiés à partir des intentions des auteurs, ce qui va à l'encontre des principes du droit pénal. Dématrimonialisé, en tant qu'événement criminel, le sexe perd toute référence à la protection d'un certain ordre social, pour protéger ce quelque chose d'intime, de secret et de juridiquement insaisissable que l'on appelle le sexe. Ainsi, paradoxalement, on peut penser que la réforme des années 1980 dont nous héritons, a été peut-être la façon la plus efficace de reconduire, en la transformant du fond en comble, la politique des anciens crimes contre les murs.
49 - "Notre éros dans ce qu'il a d'illimité... " La Madone en jeune homme, selon Pier Paolo Pasolini. Mayette Viltard
Dans une interview de 1973, lorsqu'on demande à Pier Paolo Pasolini, à propos de la Rome qu'il aime : «Quel sexe lui attribueriez-vous ?», il répond : «Eh bien, je lui attribuerais un sexe ni masculin, ni féminin. Mais ce sexe spécial qui est le sexe des jeunes garçon». Seulement, les jeunes garçons ont perdu la ville-garçon, l'église-garçon, la mère-garçon, ils ont été uniformisés, universalisés, catholicisés, pastoralisés, par l'hédonisme de la consommation du sexe et par la destruction des dialectes, ils sont devenus des fascistes ordinaires. Là est le crime du vieux saint Paul. Pasolini admet que chez saint Paul, on peut mettre en rapport les attaques de glossolalies et son homosexualité, analyse qui s'inscrit dans le droit fil de Freud. Deux Paul alors, selon Pasolini, celui du fantasme, qui fonde une Église, une religion universelle, et que Saló ou les 120 journées de Sodome met en scène, sous la forme d'un Paul/Sade le pharisien, et celui qui se trouve au joint de ce fantasme et de sa pulsion sexuelle, dans l'expérience glossolalique de l'amour des garçons, et qui sera mis à mort, celui du scénario saint Paul jamais tourné. A la base de l'articulation des deux Paul, il y a le rapport entre la langue que chacun parle et sa sexualité. Le sexe, avec ses féroces intolérances, est une zone inculte de notre conscience et de notre savoir. La langue également. À la Trinité de Saló, qui fait Un en Trois, Pasolini répond par le Narcisse de la Meilleure Jeunesse, Un et double.
77 - Justine, ou le rapport textuel. Jean-Paul Brighelli
Les écrits de Sade posent un problème nouveau, en ce qu'ils énoncent, dans l'ordre des faits, ce qui partout ailleurs ne se révèle que dans l'épaisseur du fantasme. L'imaginaire ne batifole pas dans le texte sadien. Il n'y a pas d'espace pour le lecteur. Jean Paulhan avait déjà évoqué l'«étrange secret de Justine» : «Ce qui nous le rend difficile, ce n'est pas qu'il soit innommable. Non, c'est tout le contraire, c'est qu'il est déjà nommé». L'ennui naît donc d'un malentendu. Ce n'est pas ici l'érotisme qui est en jeu, ni en représentation, - c'est l'écriture. Ce que le bourreau tire de sa victime, dans les romans de Sade comme dans ceux de ses innombrables épigones, ce n'est pas du sang, mais de l'encre.
93 - This is the verse. Philip Larkin
Si l'on veut bien ne pas s'en tenir au film Jules et Jim, et tenir compte du roman dont le film est une adaptation, on considérera comme non négligeable la publication dans les années quatre-vingt-dix de deux recueils de lettres et de journaux, les Carnets d'Henri-Pierre Roché, alias Jim, puis le Journal d'Helen, Hélène Hessel, alias Kathrin, l'épouse du romancier Franz Hessel, alias Jules, suivi de quelques-unes de ses lettres à Henri-Pierre Roché.
Ce registre d'écritures mêlées est aussi celui où se laisse entendre dans la bouche des protagonistes l'articulation d'ordinaire naturalisée entre sexe et genre. Au début du roman Henri-Pierre Roché laisse percer cette question. Jules fait remarquer que la guerre n'est pas du même genre en français et en allemand. Et Kathrin questionne ce que la grammaire emporte d'implicite à ce sujet. Il est remarquable que ce soit « à voix haute » que ceci se produise : « Elle eut au café une discussion à voix haute avec Jules : - Quoi ! moi dire : « moi tomber sur mon derrière ». Shocking ! Vous Monsieur : mon derrière. Moi dame : ma derrière. Vous ficher de moi. Tous les habitués lui donnèrent raison »
94 - Out of Australia. Pour une éthique du déchet. David M. Halperin
Traduit de l'américain par Marie Ymonet et Paul Lagneau-Ymonet
Que reste-t-il quand la valeur se retire du monde ? Poser la question, c'est déjà parler de déchet. Rien de ce qui garde une valeur ne peut être tenu pour un déchet. Là où apparaît le déchet, se joue une scène de départ. Le déchet préfigure en effet le moment où les choses que nous aimons vont entamer le long et lent périple qui les éloigne de nous et les font accéder à une nouvelle existence, qui n'est peut être rien d'autre que celle qu'elles menaient avant d'entrer dans notre vie. Plus encore, le déchet marque une incertitude dans le rapport que nous entretenons avec la valeur de notre propre existence. Dans le déchet, il y a, en puissance, l'échec de la vie, le gâchis, dont la crainte toujours présente hante les efforts des hommes. C'est pour cela que nous ne cessons de nous exhorter les uns les autres à nous épanouir, à faire en sorte que notre vie soit une réussite. La différence entre morale et éthique réside dans leurs approches divergentes de la valeur et du déchet. Aux yeux du moraliste, une vie n'est pas gâchée tant qu'elle est vécue au service d'une ou plusieurs valeurs préalablement définies. Elles confèrent à la vie une signification qui la transcende et rachète sa perte. À l'inverse, un point de vue éthique s'efforce de mesurer, d'évaluer et de rendre compte avec précision, parmi les diverses pratiques qui déterminent un mode de vie, des stratégies qui sont déployées pour gâcher sa vie.
111 - Drague et sociabilité. Léo Bersani
Traduit de l'américain par Christian Marouby
La sociabilité est une forme du relationnel non contaminée par le désir. La drague est une forme de sociabilité sexuelle. Le risque qu'elle présente n'est pas tant que les relations s'y trouvent réduites à la promiscuité sexuelle, mais au contraire que la promiscuité puisse s'arrêter. Dans le modèle de la drague qui nous est implicitement proposé aussi bien par l'étiologie freudienne du désir homosexuel que par la fable d'Aristophane dans Le banquet, la recherche de soi dans le monde extérieur ne peut être qu'une peine bénéfiquement perdue. La drague, comme la sociabilité, peut nous former à une intimité impersonnelle. Foucault a affirmé qu'après Descartes, on a un sujet de connaissance non-ascétique. Se pourrait-il que la diffusion de certaines pratiques ascétiques menace la sécurité de ce ¡sujet de savoir» et en particulier l'illusion de pouvoir destructrice d'un moi hypertrophié par rapport à ses objets de savoir. En essayant de répondre à ces questions, nous serions bien sûr engagés dans l'élaboration d'une nouvelle éthique. Imaginons celle-ci comme une éthique écologique, selon laquelle le sujet, ayant consenti à son propre amoindrissement, pourrait vivre de façon moins intrusive dans le monde. Si notre centre psychique pouvait finalement paraître moins séduisant que nos innombrables réapparitions imparfaites dans le monde extérieur, il pourrait alors sembler non seulement impératif mais désirable de traiter l'extérieur comme un domicile naturel.
129 - Pourquoi Juliette est-elle une femme ? Annie Le Brun
Si Juliette est la négation annoncée de sa sœur Justine, elle n'en est pas moins le résultat d'un long travail. Tout le personnage de Juliette est construit sur ces deux vitesses qui entraînent le corps et l'imaginaire dans la course qu'aucune pensée n'a pu concevoir contre la limite, limite de ce qui est limite de la pensée elle-même. Et c'est en cela que Juliette s'oppose absolument à Justine, non parce qu'elle est son contraire, mais parce que, en niant physiquement la ruine de sa sœur, elle s'autorise à un pari métaphysique qui bouleverse la perspective. Parce que, en plus de l'extraordinaire tremplin physique que constitue sa malheureuse sœur, Juliette a un secret qui la différencie de ses amis libertins, hommes ou femmes.
141 - La Résurrection. Leopold von Sacher-Masoch. Jean-Luc Nancy
sollicité à publier son intervention avec les autres, a préféré la publier indépendamment (cf. L'"il y a" du rapport sexuel, Paris, Galilée, 2001).