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22L'UNEBÉVUE N°22 : La politique sexuelle des mots

ISBN n°2-914596-12-X, ISSN : 1168-148X, 250p, 22€, hiver 2004

♦ Cahier de l'unebévue en supplément gratuit pour les abonnés :

Chrestomathia. J. Bentham

 Revue indisponible !


 Sommaire

7 - Je suis une serial ... Denise Laroutis

Parce que vous, vous... ? Ah mais, parce que moi, vous comprenez, on me dit vous le trahissez, ou tu le trahis, c'est de la trahison, c'est vrai, on peut dire que je le trahis, mais au fond, moi, je ne veux pas, je ne veux pas le trahir, ce n'est pas mon intention, pas mon but, pas mon propos, trahir, c'est déjà trop, c'est en faire trop, je reste à ma place, si je le trahis, ce n'est pas volontaire, rien à voir avec la bonne vraie trahison. Pas de génie qui ne trahisse, alors, trahison, hein, trahison !

9 - "Genre" pour un dictionnaire marxiste : la politique sexuelle d'un mot. Donna J . Haraway

Traduit de l'anglais par Denis Petit, avec la collaboration d'Anne-Marie Vindras

Enfin je savais que ce qui était arrivé à sex et gender en anglais, était différent de ce qu'il en était pour género, genre, et Geschlecht. Les principales raisons de ces différences tenaient aux histoires spécifiques du mouvement des femmes dans les vastes ensembles globaux où ces langues faisaient partie de la politique vivante. Les vieux grammairiens hégémoniques - sexologues inclus - avaient perdu le contrôle du genre et de sa proliférante fratrie. L'Europe et l'Amérique du Nord étaient loin de pouvoir discipliner le destin moderne de leurs langues impérialistes. Cependant je ne savais que faire de mon problème de sexe/genre en russe ou en chinois. Progressivement, il devint clair pour moi que j'avais quelques pistes pour traiter de sexe/genre en anglais, aux États-Unis mêmes, plutôt que dans le monde anglophone. Il y a tellement d'anglais différents rien qu'aux États Unis, et tous semblaient soudain devenus parents pour ce texte de cinq pages promis à un dictionnaire marxiste en allemand qui se détachait de son original français dans le but de prêter attention aux nouveaux mouvements sociaux. Mon anglais était marqué par la race, la génération, le genre (!), la région, la classe, l'éducation et l'histoire politique. Comment cet anglais-là pouvait-il être ma matrice pour sexe/genre en général ? Une telle chose existait-elle moins que n'importe quoi d'autre, même prise en tant que mots, que « sexe/genre en général » ? Bien sûr que non. Ces problèmes ne sont pas nouveaux pour les rédacteurs de dictionnaires mais je me sentais, eh bien, une poule mouillée, politiquement, une poule mouillée. Mais les rotatives tournaient, et la date de la ponte approchait. Il était temps de s'arracher une plume et d'écrire.

39 - Body Meccano d'un traducteur. Denis Petit

Boîte numéro 1 : dicco marxiste (où le genre est au regard de l'articulation classe-sexe)

Boîte numéro 2 : « les chimères, esclaves femelles » (où le genre est au regard de l'articulation race-sexe)

Boîte numéro 3 : « la mariée-Bataille » (où le genre est au regard de l'articulation sexe-sexe).

Notice : Remplacer dans la conscience oppositionnelle l'identification par la production.

57 - Danse avec l'amazone. Colette Piquet

Donc déclarons Socrate lesbien, et même (l'Amazone en donne l'exemple) nommons-la Socratéa (parce que les mots qui disent le genre véhiculent la discrimination dont les femmes ont fait les frais au cours des siècles). Et nous voilà mes belles avec notre lumineuse Socratéa et son amante endeuillée Platône, baptisées comme il se doit. Cela nous engage. Parce qu'il faut le dire, nous devons nous efforcer vers toujours plus de lesbianisme. Quelle que soit notre petite différence anatomique (dite sexe) et nos choix amoureux (dits sexuels). Et ce n'est pas facile.

98 - Au pays des anges. François Dachet

Si l'on veut bien ne pas s'en tenir au film Jules et Jim, et tenir compte du roman dont le film est une adaptation, on considérera comme non négligeable la publication dans les années quatre-vingt-dix de deux recueils de lettres et de journaux, les Carnets d'Henri-Pierre Roché, alias Jim, puis le Journal d'Helen, Hélène Hessel, alias Kathrin, l'épouse du romancier Franz Hessel, alias Jules, suivi de quelques-unes de ses lettres à Henri-Pierre Roché.

Ce registre d'écritures mêlées est aussi celui où se laisse entendre dans la bouche des protagonistes l'articulation d'ordinaire naturalisée entre sexe et genre. Au début du roman Henri-Pierre Roché laisse percer cette question. Jules fait remarquer que la guerre n'est pas du même genre en français et en allemand. Et Kathrin questionne ce que la grammaire emporte d'implicite à ce sujet. Il est remarquable que ce soit « à voix haute » que ceci se produise : « Elle eut au café une discussion à voix haute avec Jules : - Quoi ! moi dire : « moi tomber sur mon derrière ». Shocking ! Vous Monsieur : mon derrière. Moi dame : ma derrière. Vous ficher de moi. Tous les habitués lui donnèrent raison »

 

131 - Un exemple de termes migratoires et de modèles institutionels à propos du cinquantième anniversaire du Cercle linguistique de Moscou. Roman Jakobson

Publié dans Tel Quel en 1969, cet article met en évidence que les termes tchèques krouzek, le slovaque kruˇzok, le danois kreds, le français cercle, l'anglais circle, l'italien circolo, le roumain cerc, qui jamais auparavant ne s'étaient rapportés à des assemblées d'érudits devinrent en usage pour désigner des associations libres pour la recherche en linguistique et poésie. « Puis-je conclure, termine Jakobson, en soulignant une nouvelle fois que le fait indispensable à la propagation des institutions et à la diffusion des termes a été le commun dénominateur de plusieurs courants convergents de la vie scientifique de différents pays ».

139 - Limites, bornes et normes : la délicate constitution de l'objet de connaissance en sciences humaines. Patrick Sériot

« Quel est l'objet à la fois intégral et concret de la linguistique? demandait Saussure. D'autres sciences opèrent sur des objets donnés d'avance et qu'on peut considérer ensuite à différents points de vue ; dans notre domaine, rien de semblable... Bien loin que l'objet précède le point de vue, on dirait que c'est le point de vue qui crée l'objet, et d'ailleurs rien ne nous dit d'avance que l'une de ces manières de considérer le fait en question soit antérieure ou supérieure aux autres. » Toutes les conséquences de ce passage n'ont peut-être pas encore été mesurées près de quatre-vingts ans après, écrit Patrick Sériot. Saussure n'est pas le père de la phonologie structurale, il est celui qui permet de la penser. Si, dans les années 1920, pour les penseurs eurasistes, dont N.S. Troubetzkoy était un des principaux chefs de file, l'objet créait le point de vue (l'objet Eurasie devait être à l'origine d'une science « synthétique » destinée à en mettre en évidence les différents aspects), en 1916 Saussure dépossède l'objet à connaître de toute substance, de toute préexistence ontologique : l'objet propre d'une science n'est pas inscrit tout fait dans le réel, attendant d'en être extrait, il dépend du point de vue adopté par le chercheur. Il s'agit là d'un renversement fondamental.

153 - La sexuisemblance selon Edouard Pichon. Françoise Jandrot

Les langues romanes ont réalisé un partage de toutes les substances, tant abstraites que concrètes, en deux classes, suivant une métaphore de sexe que Pichon appelle « sexuisemblance » ( Un chandelier est masculin, dans un conte de fées on pourra le marier à une lampe). Les français ont donc de grandes difficultés devant le neutre des langues germaniques car Pichon attribue à la sexuisemblance un rôle synchronique dans l'organisation de notre langue et entre en guerre contre Saussure. Pichon voit dans le bilinguisme de Saussure un fait qui « peut, jusqu'à un certain point, constituer une infirmité », ce qui explique, toujours selon Pichon, « l'errance » de Saussure et constitue un argument contre l'arbitraire du signe. Une preuve : « la plupart des Français, étant donné que nous sommes une nation très unilingue, ont ce sentiment d'unité entre l'idée et le mot ». Voilà le Maître mot, l'unilinguisme, garantie première de la juste répartition des hommes et des femmes dans leur rôle sexuel et social.

167 - Pour une lecture critique des formiues de la sexuation. Guy Le Gaufey

 Si ce qui différencie le côté homme et le côté femme des formules de la sexuation s'avérait n'être que la présence/absence d'un trait pertinent (limité vs illimité), alors nos bipartitions coutumières continueraient de distribuer les places en fonction de nos préjugés sur l'avoir/pas l'avoir, châtrée/non châtrée, actif/passif, etc. La psychologie la plus « naturelle » viendrait se ranger sous la bannière sophistiquée des écritures logiques, pour à nouveau prédiquer des essences que leurs différences mêmes mettraient « en rapport » l'une avec l'autre.

Il ne s'agit donc pas, au point où Lacan essaie d'entraîner ses auditeurs d'alors, de trouver LE trait pertinent qui permettrait de ranger correctement Homme et Femme dans leurs ensembles respectifs - puisque, dès lors, ce serait un véritable enfantillage que d'écrire leur rapport - mais de faire apparaître entre eux une irréductible dissymétrie qui ne repose sur aucun trait donné par ailleurs. Il n'y a qu'elle qui offrira sa chance au non-rapport.

207 - Changements de sexualité, changements de croyances et de paternités. Charles-Henri Pradelles de Latour

L'itinéraire ethnographique qui fut le mien en Afrique m'a amené à comparer deux systèmes de parenté patri- et matrilinéaire, dont l'analyse fait ressortir, entre pratiques sexuelles et fonctions paternelles, un rapport structural non étranger à la transformation récente de notre ordre parental, qui, selon une opinion courante, évolue vers des formes diverses de « parentalité », c'est-à-dire des rapports de parenté coupés de leur base. Contre l'idée d'un grand partage irréductible entre les sociétés traditionnelles et occidentales, qui est à l'heure actuelle silencieusement accréditée, cet article a pour but de soutenir que les va-et-vient heuristiques des unes aux autres sont toujours possibles. En quoi la magie est-elle associée à la filiation matrilinéaire et la religion à la filiation patrilinéaire ? Cette question est d'autant plus inhabituelle que les études anthropologiques de la parenté se sont développées, des fonctionnalistes anglais aux structuralistes français, en se tenant à l'écart des croyances. Comment donc expliquer le rapport étroit qui relie un système de pensée à une relation parentale inscrite dans une histoire ? À nouvelles questions, nouvelles réponses. On postule ici que les croyances sont liées à une pratique sociale, lorsque le discours qui les constitue étaye dans la réalité une fonction, telle celle du père qui est nodale dans les régimes de filiation.

221 - Propulseurs de rêves ou comment "performer" les cartes cognitives aborigènes. Barbara Glowczewski

Par-delà leurs différences culturelles et géographiques, tous les groupes aborigènes semblent insister sur les mêmes principes que ceux autour desquels j'ai résumé la pensée du désert central : nommer pour localiser, agir pour devenir, allier pour affilier, interdire pour jouir, figurer pour transformer. Tous ces principes peuvent se voir comme les déclinaisons d'un seul fondement : séparer pour attacher. C'est une philosophie de l'Autre, du sujet divisé, du double, de l'empreinte, de la connexion et du réseau. Chacun est toujours reconnu comme singulier tout en étant pris dans un réseau qui n'a pas de limites et peut se conjuguer avec d'autres à l'infini, car il offre autant de relations nouvelles que de nouveaux éléments à combiner. Dans cette optique, les principes cognitifs aborigènes, tout en étant archaïques, s'avèrent très actuels car ils mettent en œuvre des aspects universels de la pensée que l'Occident avait mis de côté durant les siècles dominés par l'écriture, aspects qui émergent aujourd'hui avec l'ère de l'audiovisuel. À l'heure où la culture dite de la mondialisation est de plus en plus imprégnée par l'image et le son, certains modes de la pensée aborigène sont en phase avec nos interrogations épistémologiques sur la relation entre global et local ainsi que le fonctionnement de nos derniers dispositifs de mémoire, en l'occurrence les ordinateurs et l'Internet. Il est bien entendu que les machines - malgré leur vitesse d'interconnexion - sont bien plus pauvres que l'incroyable cerveau et les affects qui permettent aux hommes de connecter les données et les savoirs entre eux pour mieux propulser leurs rêves.

237 - "Je me transformerai en l'un de vous et je le détruirai". Mireille Lauze - Jean Rouaud

Et si on partait de l'idée que Nebreda utilise pareillement les figures culturelles et les chiffons, aucun d'entre eux n'étant interchangeable et chacun ayant sa fonction propre, comme il dit que cela fut, un temps, pour le miroir, le couteau, le bistouri, les excréments et le feu ? Ce serait porter la même attention aux formes misérables et aux formes culturelles ; les unes et les autres seraient des débris du monde ramassés pour refaire quelque chose de l'ordre d'un monde qui n'est pas forcément le monde commun, les matériaux de production d'un tenant-lieu de fabrique du corps.