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Science des rêves et science des revues

Lydia Marinelli et les revues freudiennes

 

La monographie, premier point de contact entre le lecteur et l’écriture psychanalytique

 

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Jusqu'en mars 1909, la toute nouvelle Association psychanalytique de Vienne, issue de la Société psychologique du mercredi privilégie encore la forme de la monographie pour ses publications. Les textes d'un seul auteur constituent pratiquement l'unique point de contact entre les lecteurs et l'écriture psychanalytique. Le manuel freudien, sous la forme du livre, s'adresse à un public lointain et se voit donc condamné à rappeler sans cesse les prémisses théoriques pour tenter de le convaincre. Sur la place viennoise, Franz Deuticke est sans conteste l'éditeur le plus important pour la diffusion des œuvres de Freud. Dès 1891, celui-ci  lui a confié la publication de sa toute première monographie, À propos de la conception des aphasies [1] , puis Les études sur l’hystérie[2]en 1895. Il restera également le fidèle éditeur des huit éditions de laTraumdeutung [3].

En 1907, Freud élargit sa base éditoriale par l'introduction d'un nouveau support, celui de la collection périodique, d'une utilisation un peu plus souple.

 

 

 

03 schriftenLes Schriften zur angewandten Seelenkunde, Écrits de recherches appliquées à l'esprit, collection éditée brièvement par Hugo Heller puis Deuticke, paraîtra deux fois par an. Bien qu'elle maintienne le principe d'un auteur unique par volume, elle introduit cependant l'idée nouvelle de série et inscrit une rupture avec le modèle classique du manuel pour lequel « l'évènement » de l'édition originale continue d'occuper une fonction mythique. Ce premier périodique, dirigé uniquement par Freud, publie une série de seize monographies de psychanalyse appliquée entre 1907 et 1914, d'une très grande tenue et affiche clairement son objectif interdisciplinaire. On peut y lire des contributions variées de Max Graf, Jung, Abraham, Rank, entre autres, et découvrir l'unique monographie de cette collection écrite en 1913 par une femme, Hermine Von Hug-Hellmuth, Extraits de la vie psychique de l'enfant. Freud y fait paraître deux textes majeurs, Délire et rêves dans la Gradiva de Jensen en 1907, puis Un souvenir de Léonard de Vinci, trois ans plus tard. La publication de ces monographies est suspendue pendant la première guerre, puis elle s'essouffle, pour s'interrompre définitivement en 1925, après seulement quatre volumes édités entre 1919 et 1925. Malgré le succès indiscutable des premières années, la collection ne résistera pas à l'arrivée d'une autre machine éditoriale bien plus efficace : la revue psychanalytique, dont la forme est idéalement réactive, en tout cas plus appropriée à une jeune science orientée vers l'avenir.

 

38 Imago I 1912Avec Imago. Zeitschrift für die Anwendung der Psychoanalyse auf die Geisteswissenschaft, (maladroitement et constamment traduit par Revue de psychanalyse appliquée aux sciences de l'esprit), Freud impose, en 1912, sa troisième revue après le Jahrbuch (1909) et le Zentralblatt (1910) qui étaient orientés en priorité sur des applications et des développements cliniques. Lydia Marinelli ne manquera pas de rappeler que ce troisième périodique cherchait à exploiter un concept de revue résolument nouveau, assez proche d'un forum, lequel devait favoriser le dialogue de la psychanalyse avec les sciences voisines comme l'anthropologie, la philosophie, la littérature, les sciences de la religion et du langage.

Freud perçoit très rapidement que les manuels classiques et la série des Schriften sont incapables de rendre compte de la richesse des débats ou de traiter toutes les questions qui agitent les groupes de travail à Vienne, Berlin ou Zurich. La monographie scientifique, avec ses tirages en petit nombre et son lectorat spécialisé se plie mal aux conditions du marché commercial. Au fil des cycles rapides qui déterminent la durée de vie d'un livre, le risque financier est réel car chaque nouveau tirage s'accompagne de coûts exorbitants.

10 centralblatt medicischenPar ailleurs, il constate qu'une multitude de contributions analytiques est éparpillée dans des revues médicales (entre autres, la Psychiatrich- Neurologische Wochenschrift, Revue hebdomadaire de psychiatrie et de neurologie ou le Centralblatt für die medicinischen Wissenschaften, Bulletin central pour les sciences médicales), des revues d'anthropologie ou d'histoire des religions.

Un profil littéraire autonome et spécifique est donc devenu urgent pour que ces apports soient enfin accessibles et acquièrent davantage de visibilité. Bien plus tôt, plus de vingt avant qu'il n'ait l'idée de fonder sa première revue, Freud a déjà rencontré un immense scientifique à la tête d'un véritable empire éditorial, personnalité adulée autant que redoutée dans le cercle médical, Jean Martin Charcot. Lorsqu'il le rencontre à Paris en 1886, celui-ci, en effet, a déjà créé cinq périodiques. L'année suivante, en 1887, Charcot fonde la prestigieuse Revue de l'hypnotisme puis accède au comité de rédaction de quatre autres, étendant son influence par un contrôle inflexible sur les revues françaises de neurologie et de psychiatrie. À la fin du XIXe siècle, une centaine de revues scientifiques inonde le marché éditorial parisien.

Dans la mesure où la science se sert non seulement de la rhétorique du progrès mais se pose comme détentrice de l'idée même du progrès, l'actualité et la périodicité en deviennent les signes distinctifs et la revue l'instrument le plus approprié. Le risque, bien-sûr, réside dans la soumission, toujours possible, au diktat de l'actualisation constante qui peut conduire à l'épuisement d'une recherche avant même qu'elle ne porte ses fruits. La pratique de cet espace éditorial est un exercice particulièrement instable et contraignant sous peine de le transformer, a contrario, en sinistre chambre d'enregistrement d'un savoir déjà établi ou d'un nouveau dogme.

Le monde des revues que Freud érige entre 1909 et 1913 s’empare de façon particulière de la stylistique du fragmentaire et de la transversalité et permet, au-delà des efforts nécessaires de définition, toute une série de travaux qui parcourent les domaines les plus divers de la recherche.

Ainsi naquit, au milieu du nombre envahissant des périodiques neuropsychiatriques, en 1909, la première revue psychanalytique qui devait ouvertement rendre compte de la spécificité et de la spécialisation de la psychanalyse.

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[1]Sigmund Freud, Zur Auffassung der Aphasien (1891), Deuticke, Leipzig, Wien, Contribution à la conception des aphasies, Paris, P.U.F, 1993.

[2] Sigmund Freud, Joseph Breuer, Über den psychischen Mechanismus hysterischen Phänomenen (1895), GW, Bd.I, Études sur l'hystérie, Paris, P.U.F, 1956.

[3]Sigmund Freud, Die Traumdeutung (1899-1900), F. Deuticke, Leipzig, Wien, GW., II, III, L'interprétation des rêves, Paris, P.U.F, 1967.

 Science des rêves et science des revues

 Lydia Marinelli et les revues freudiennes

 

Naissance du Jahrbuch et polémiques autour d’un titre

15 Burghölzli StichLe premier Congrès international des « psychologues freudiens » s'ouvre le 26 et 27 avril 1908 à Salzbourg et devant une assemblée modeste de 42 membres, venus de six pays (Autriche, Angleterre, Allemagne, Hongrie, Suisse et USA), Freud déplie pendant des heures ses Remarques sur une névrose de contrainte. Au-delà de l'éloquence de la prestation, il cherche surtout une alliance scientifique avec les Suisses alémaniques et les médecins de l'asile du Burghölzli à Zurich, car la réduction de la psychanalyse à une « psychologie viennoise », autrement dit, une « science juive, » est une entrave à son expansion. Avec sa femme Emma, Carl Gustav Jung, jeune médecin suisse, loge depuis 1903 à l'asile, dans un appartement situé au-dessus de celui du directeur, Eugen Bleuler, dont il est l'assistant depuis huit ans. Dans ce bloc central de la clinique, cosmopolite, il a pour voisins le zurichois Franz Riklin, le polonais Max Eitingon et l'Allemand Karl Abraham avant que celui-ci ne parte à Berlin en 1907. Lorsqu'il est convié au congrès de Salzbourg, Jung est déjà un fervent admirateur de la Traumdeutung, dont il vient de dévorer la toute nouvelle deuxième édition. Grand lecteur de Freud, il entretient avec lui une correspondance soutenue depuis avril 1906. Encouragé par Bleuler, il fonde même la Société Freud de Zurich dès l'année suivante (1907). De son côté, Freud est intrigué par ce qui se déroule dans l'enceinte de la clinique. Ses thèses y sont éprouvées de façon systématique sur les patients psychotiques et les intervenants se testent les uns les autres quotidiennement, par l'intermédiaire de méthodes expérimentales étalonnées et reproductibles, transformant le lieu en laboratoire et en centre de recherches psychanalytiques internationalement reconnus.

 Lors du congrès de Salzbourg et pour la deuxième fois, Freud propose à Jung la fondation d'une revue après avoir essuyé un échec auprès de lui en 1907. Jung avait alors décliné l'offre car il aurait préféré présenter une sorte de « livre d'images, (ein Bilderbuch) » une « architectonique » de différents cas cliniques, « auquel peut seul prendre plaisir celui qui a goûté à l'arbre de la connaissance».[1]

Freud le Viennois ne partage pas ce projet timide et ésotérique, réservé à un tout petit cercle de médecins et conçoit le plan d'ériger une revue, qui, à l'inverse, aurait pour mission de construire une audience plus large et constituée d'abonnés. Pour garantir la conquête du public, il ne s'appuie aucunement sur les démonstrations besogneuses consistant à rassembler les preuves d'une légitimité incontestable de la psychanalyse ; il mise au contraire sur un levier autrement plus radical et efficace, celui de la provocation. Cette manière de procéder n'est pas réductible à une simple posture et révèle, en réalité, sa foi inébranlable dans la capacité des lecteurs à engager des retours opérants à partir de leurs propres résistances (Widerstand).

« Un livre d'images comme vous l'ébauchez serait fort instructif [...] J'ai essayé quelque chose de semblable à plusieurs reprises mais je voulais trop [...] et je suis ainsi resté bloqué chaque fois [...] La première chose serait de fonder une revue, par exemple « pour la psychopathologie et la psychanalyse », ou plus insolemment seulement la psychanalyse [...] Et si le dicton a raison : qui insulte achète, alors l'éditeur fera une belle affaire.

Cela ne vous attire-t-il pas ? Réfléchissez-y donc ! »[2]

En 1909, Jung accepte enfin la proposition mais rapidement sa concrétisation devient une affaire périlleuse. Les débats autour du titre de la revue dévoilent les premières lignes de fracture et les désaccords profonds sur la théorie de la libido, lesquels ne feront que s'accentuer entre les Suisses et une partie de l'école viennoise. Freud propose de la nommer Jahrbuch für psychosexuelle und psychoanalytische Forschungen, Annales pour les recherches psychosexuelles et psychanalytiques. De leur côté, Les Suisses opposent d'abord un nom sans aucune aspérité, Archiv für Psychopathologie, Archive pour la psychopathologie avant de se prononcer pour le titre en apparence consensuel, Jahrbuch für psychoanalyse und psychopathologie, Annales de psychanalyse et de psychopathologie.

18 jahrbuch II 1910Jung tranche, efface toute allusion au sexuel, décision lourde de conséquences, mais accepte volontiers d'associer le périodique à une mission de recherche (Forschung), selon le vœu de Freud, car ce critère est censé garantir le caractère sérieux de l'entreprise. La recherche de crédibilité scientifique est une préoccupation récurrente pour le laboratoire du Burghölzli. Après des semaines de tergiversations, Freud s'incline et accepte le titre de Jahrbuch für psychoanalytische und psychopathologische Forschungen, Annales pour les recherches psychanalytiques et psychopathologiques.

Provisoirement, il restera discret sur cette première déconvenue, car en 1909 il lui importe surtout de trouver les meilleures stratégies d'expansion du mouvement et de ne pas relier le destin de la psychanalyse à celui du seul cercle freudo-viennois. La distribution des rôles et des places dans la revue est l'occasion de quelques manœuvres, dont Freud a le secret. Si le mot psychanalyse doit bien apparaître sur la page de titre, Freud ne tient pas à ce qu'il soit trop associé à son nom propre. Il choisit donc de nommer et d'inscrire deux directeurs de publication, lui-même et Bleuler mais, fort adroitement, il fait valoir le hasard de l'ordre alphabétique pour propulser Bleuler à la place de directeur « général » du périodique. Il nomme également Jung premier rédacteur.

La recherche d'une maison d'édition hors des frontières austro-hongroises pour diffuser ce nouvel organe est un échec et, une fois de plus, Freud doit se tourner vers le fidèle Deuticke.

Lors de la publication du premier numéro, sur l'insistance du même Freud, l'éditeur oblige Jung à revoir sa copie, à réécrire le préambule dans le but de lisser les différences significatives entre l'école viennoise et l'école zurichoise. Les exigences du maître seront inflexibles.

[...] « Ce que je préférerais même, c'est que vous ne m'assigniez pas d'école particulière, car il me faudrait bientôt faire l'aveu que mes élèves non authentiques, ou mes non-élèves, me sont plus proches que les élèves sensu strictiori[3]».

Il poussera la logique jusqu'à refuser d'écrire une préface lors du lancement de la revue, en mars 1909.

19 phobieDans sa conception, le Jahrbuch a clairement une visée scientifique, avec de très longs articles, le plus souvent ardus. À l'origine, il a une vocation plutôt clinique, mais contraint par les intérêts des destinataires, il publie également beaucoup d'essais de psychanalyse appliquée. Il possède aussi une rubrique destinée à des comptes rendus critiques, concept totalement nouveau. Adressé de préférence à un cercle d'initiés, chaque demi-tome, uniquement semestriel, peut contenir trois ou quatre cent pages. C'est le texte de Freud, Analyse d'une phobie chez un enfant de cinq ans qui introduit le premier numéro. Suivi par les contributions de Maeder, Jung, Binswanger ou Abraham, ce volume se distingue par le fait que Jung, en tant que rédacteur, n'a sélectionné aucun article autrichien, hormis celui de Freud.

 

20 jahrbuch wandlungenDans le Jahrbuch d'août 1911, Jung publie la première partie d'une étude, Métamorphoses et symboles de la libido, qui ne s'accorde guère avec la définition freudienne de la sexualité mais, à sa parution, le Viennois n'en dira pas un mot.

 

 

 

 

 

29 zentralblattLe Jahrbuch est à peine sur les rails que Freud qualifie déjà le périodique « d'artillerie lourde », non parce qu'il fait partie d'un arsenal éditorial offensif, mais parce qu'il est peu mobile, à peine maniable et embourbé dans un rythme de parution trop lent. En 1910, il se laisse déjà séduire par le projet d'une deuxième revue, plutôt viennoise et beaucoup plus réactive : le Zentralblatt.

« Les plus récents Dioscures, A. [dler]-St. [eckel], pensent éditer un Zentralblatt psychanalytique qui, à côté de l'artillerie lourde du Jahrbuch, doit faire office de tirailleurs et voltigeurs. Je pense que cela donnera un bon lieu de publication pour une partie des notes que vous m'avez envoyées à consulter».[4]

Quelles que soient les réserves émises par Freud, quant à la réactivité du Jahrbuch, voire aux choix rédactionnels de Jung, l'existence de cette revue modifie radicalement et profondément le style des contributions et conditionne automatiquement et de façon particulière la formation d'un public.

Cet impact n'échappe pas à Lydia Marinelli. Elle dénonce légitimement le contresens radical effectué par Patrick Mahony, lorsqu'il affirme que la création du Jahrbuch aurait eu pour effet principal et définitif de reléguer à l'arrière-plan la tradition orale de la psychanalyse au profit d'une tradition affirmée de l'écriture, exactement comme dans les sciences de la nature. Elle rappelle que, s'il existe bien une « république des lettres » psychanalytiques, celle-ci est principalement représentée par le réseau des correspondances entre Freud, Fliess, Ferenczi, Jung et bien d'autres.

Il n'est d'ailleurs pas inutile de mentionner que Freud, en terme de méthode, réaffirme, en 1912, la prééminence de l'oral et proscrit la prise de notes pendant les séances d'analyse, tournant le dos à un des principes incontournables des tests d'association du Bürghölzli (les associations et les attitudes des patients étaient en effet consignées en temps réel dans des carnets) et à une conception de la psychanalyse qui relèverait purement et simplement d'une théorie de la connaissance[5]  .

L'émergence des revues n'opère pas et n'a jamais eu pour finalité d'opérer des passages de frontière entre l'oral et l'écrit, ni même entre le privé et le public. Par contre, et de façon absolument décisive, leur irruption installe, autorise un lien, autrement dit, un mode de rapport concret susceptible de produire, dessiner et qualifier ce que pourrait être ein psychoanalytisches Publikum.

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[1]Sigmund Freud- C.G.Jung, Correspondance, Paris, Gallimard, 1975, vol.1, lettre de Freud du 4.6.1907.

[2] S.Freud- C.G.Jung, op. cit. , lettre de Freud du 6.6.1907.

[3] S.Freud- C.G.Jung, op.cit., lettre de Freud du 22.1.1909.

[4] Sigmund Freud- Sandor Ferenczi, Correspondance 1908-1914, Paris, Calmann-Lévy, 1992, lettre de Freud du 12.4.1910.

[5]Sigmund Freud, Die Handhabung der Traumdeutung in der Psychoanalyse (1912), GW, Bd VIII ,  « Le maniement de l’interprétation des rêves en psychanalyse », in La technique psychanalytique, Paris, P.U.F, 1953,p.48.

 Science des rêves et science des revues

 Lydia Marinelli et les revues freudiennes

 

La revue, mode de circulation du Publikum

Si les textes tardifs de Freud s'adressent à des lecteurs profanes avec un style peu académique, ces travaux sont précédés d'une période pendant laquelle il tente de familiariser un public avec un vocabulaire précis, celui de la psychanalyse. La construction d'un public spécialisé et néanmoins « fictif » exerce une influence considérable sur sa manière d'écrire, comme il le confie ouvertement à Jung. C'est désormais au Jahrbuch qu'est confié le débat scientifique.

« Je me suis dit que, dès lors que paraît le Jahrbuch, je peux changer la manière (Darstellungsweise) de présenter mes travaux. Il y a un public psychanalytique (ein psychoanalytisches Publikum) et je puis écrire pour lui et m'épargner de revenir chaque fois sur les présuppositions élémentaires et de réfuter les objections primitives. Si quelqu'un qui n'a pas de formation préliminaire n'y comprend rien, on peut mettre cela sur le compte de son ignorance, tout comme s'il prenait en main, sans avoir rien appris que les quatre opérations, un traité où on calcule avec des intégrales».[1]

Le nouvel instrument éditorial produit un public, affecte l'écriture mais contamine également une autre organisation qui deviendra centrale pour l'institutionnalisation de la psychanalyse : les congrès internationaux.

À partir du moment où la revue organise des modes particuliers de relation autour de certains points d'érudition, Freud exige que le deuxième congrès, prévu à Nuremberg le 30 et 31 mars 1910, soit destiné à des fonctions autres que scientifiques.

« Si cela vous convient, je passe aux autres questions concernant le congrès. Je pense que cette seconde [rencontre] a une autre base que la première. À ce moment-là il nous fallait avant tout nous montrer mutuellement combien il y avait à dire et à travailler ; le résultat naturel a été la fondation du Jahrbuch. Depuis lors le Jahrbuch a occupé la place qui lui revient et montre aussi à des cercles plus larges que nous avons beaucoup à dire. Le congrès peut donc maintenant se consacrer à d'autres tâches, j'entends à l'organisation et à la discussion de certains points de principe importants. Peut-être seulement peu de conférences, choisies (c'est comme si l'art de la typographie avait depuis lors été inventé pour nous et que la tradition orale avait perdu sa valeur) mais davantage d'attention pour des questions pratiques, qui concernent le présent et le futur immédiat».[2]

On peut percevoir, au passage, la pointe vive et ironique, contenue dans la parenthèse, concernant une hypothétique subordination de la tradition orale au média écrit, petite phrase que Marinelli prélèvera pour mettre en exergue à son propre texte de recherche.

Compte tenu de ces reconfigurations opérées par l'arrivée des revues, il devient difficile et embarrassant d'identifier uniquement le Publikum à une entité quelconque, que ce soit sous la forme d'un destinataire, d'un lecteur ou d'une communauté d'érudits. Poser les choses de cette manière, c'est exclure toute chance de comprendre l'opération qui s'effectue entre le Gelehrter, le savant, l'écrivain qualifié et le lecteur et d'en saisir les conditions de possibilité.

21 kantEn 1983, dans le cadre du cours au Collège de France, Michel Foucault s'empare magistralement de ces questions, notamment dans la leçon du 5 janvier[3] qu'il veut consacrer au célèbre opuscule de Kant intitulé Réponse à la question : qu'est-ce que les lumières ?, Beantwortung der Frage : Was ist Aufklärung.[4]. Ce texte lui paraît en effet recouper exactement et formuler en termes tout à fait serrés, un des problèmes dont il tient à parler cette année-là, à savoir « le rapport du gouvernement de soi et du gouvernement des autres ». Cette leçon inaugurale du 5 janvier est remarquable car les premiers mots de Foucault vont directement aux auditeurs. Il se plaint auprès d'eux de la forme du cours, de l'absence d'un canal de retour. À d'autres reprises Foucault évoque qu'il a un rapport d'acteur ou d'acrobate avec les gens qui sont là. Dans les derniers mois de ses constructions intellectuelles, la notion de « rapport », avec toute sa charge politique, occupera pour lui une place majeure.

Dans leur avertissement à la retranscription du Cours de Foucault, Ewald et Fontana nous rappellent d'ailleurs qu'il faisait son cours pour une « assistance, très nombreuse, composée d'étudiants, d'enseignants, de chercheurs, de curieux, dont beaucoup d'étrangers, ce qui mobilisait deux amphithéâtres. Michel Foucault s'est souvent plaint de la distance qu'il pouvait y avoir entre lui et son "public" et du peu d'échange que rendait possible la forme du cours. Il rêvait d'un séminaire qui fût le lieu d'un vrai travail collectif ».

En introduction, il fait donc une proposition en direct qu'il formule de la façon suivante.

« […]Mais ce que je voudrais tout de même, pas tellement pour vous mais égoïstement pour moi, c’est pouvoir rencontrer, alors Off-Broadway, en dehors du cours, ceux d’entre vous qui pourraient éventuellement discuter sur les sujets dont je traite cette année […]Et soit la semaine prochaine soit dans quinze jours, je vous proposerai une date et un lieu […] Encore une fois, il n’y a aucune exclusive contre le public dans son profil le plus général, qui a absolument droit, comme n’importe quel citoyen français, à bénéficier, si l’on peut dire, de l’enseignement qui se donne ici […] ».

Il s’agit bien pour Foucault de proposer les conditions pour que s’organise ce qu’on appellera provisoirement, faute de mieux, « un autre public » à partir du public « dans son profil le plus général ». On peut ici remarquer que cet « autre public » est assigné à un style et un lieu, le Off-Broadway, terme qualifiant à l’origine les pièces de théâtre ultra indépendantes, les comédies musicales qui ne rentrent pas dans les définitions du théâtre de Broadway et qui désigne également ces petites salles newyorkaises où elles sont jouées, loin des circuits commerciaux.

Quelques minutes plus tard, Foucault souligne encore l'importance des dates et des lieux de production, mais cette fois-ci, à propos d'un texte écrit, celui de Kant. Il fait valoir que le philosophe a écrit ces lignes en septembre 1784, avant la révolution française et, surtout, qu'elles ont été publiées, non pas dans un manuel mais dans une revue, en décembre, une revue emblématique des Lumières, la Berlinische Monatsschrift, (le Mensuel berlinois), suite à une polémique au sujet du mariage civil, défendu par l'éditeur du mensuel et vivement critiqué par le pasteur Zöllner. Excédé par ce qu'il n'est pas loin de considérer comme le terrorisme intellectuel des Lumières, Zöllner publie un petit texte en 1973 dans cette même Monatsschrift en posant la question : « Was ist Aufkärung ? ». Il obtiendra trois réponses, toujours dans la Monatsschrift, dont celle de Kant. Une grande partie de l'activité théorique de Kant a consisté à écrire des articles, des comptes rendus et des interventions dans plusieurs revues, notamment dans le Allgemeine Literaturzeitung ou le Teutsche Merkur.

Si Foucault insiste autant sur ce lieu de publication – la revue – c'est parce que cet espace éditorial et ce texte sur les Lumières, ensemble, conjointement, l'un avec l'autre, mettent en jeu une notion centrale pour Kant, celle de Publikum. Empruntant ses pas, Foucault définit le Publikum comme rapport – rapport entre le savant ou l'homme de culture (Gelehrter) et le lecteur (considéré comme individu quelconque).

Ce Publikum, il le qualifie également d'instance, car c'est une réalité concrète, parfaitement instituée. Ce n'est absolument pas une notion évanescente et vague.

Foucault ajoute que l'Aufkärung n'est rien d'autre que l'explicitation de ce rapport entre le savant qui écrit et le lecteur qui lit, plus précisément, entre une compétence et la lecture, se gardant bien d'une quelconque « personnalisation » du Publikum. Cependant, l'existence de ce rapport est totalement conditionnée par des formes particulières d'expression, des modes de circulation, ce que Foucault va marteler avec les mots de manière quasi obsédante et circulaire.

« Ce rapport entre l'écrivain et le lecteur [...] au XVIIIe siècle ne passait pas tellement par l'Université, ça va de soi, ne passait pas non plus tellement par le livre, mais beaucoup plutôt par ces formes d'expression qui étaient en même temps des formes de communautés intellectuelles, constituées par les revues et par les sociétés ou académies qui publiaient ces revues. Ce sont ces sociétés, ces académies, ce sont ces revues aussi qui organisent concrètement le rapport entre, disons, la compétence et la lecture dans la forme libre et universelle de la circulation du discours écrit. Et ce sont, par conséquent, ces revues, ces sociétés et ces académies qui constituent l'instance [...] qui correspond à cette notion de public [...] Le public, c'est une réalité, une réalité instituée et dessinée par l'existence même de ces institutions comme les sociétés savantes, comme les académies, comme les revues, et ce qui circule à l'intérieur de ce cadre ».

Ce Publikum, tel qu'il est articulé par les deux philosophes est diamétralement opposé à un public « digestif », consommateur de savoir, public du capitalisme mondial intégré.

Dans une reprise de son commentaire sur Kant, publié dans Dits et Écrits [5], Foucault sera sans pitié pour la vulgate.

« De nos jours, quand un journal pose une question à ses lecteurs, c'est pour leur demander leur avis sur un sujet où chacun a déjà son opinion : on ne risque pas d'apprendre grand-chose. Au XVIIIe siècle, on préférait interroger le public sur des problèmes auxquels justement on n'avait pas encore de réponse. Je ne sais pas si c'était plus efficace ; c'était plus amusant ».

Sans entrer dans le détail de l'opuscule kantien, on peut cependant souligner qu'il débute immédiatement par la réponse à la question posée par Zöllner : les Lumières, comme usage de la raison, c'est la sortie (Ausgang) de l'état de minorité (Unmündigkeit). La première partie du texte est une critique très virulente des maîtres à penser et des tuteurs (Vormünder), qui, avec la complicité des victimes, persuadent ces paisibles créatures qu'il est préférable qu'elles continuent à rester dans l'état de minorité (morale et intellectuelle), à se laisser conduire pour tous les actes de leur vie par ceux qui exercent une « haute direction sur l'humanité ». Kant précise que l'état de minorité résulte de la paresse et la lâcheté et il prend trois exemples particulièrement intéressants pour les psychanalystes : le livre qui peut me dispenser de penser par moi-même, le directeur de conscience (Seelsorger) et le médecin.

Tous trois font autorité et les hommes, par facilité, pour se dispenser d'un travail long et difficile, s'en remettent à eux.

On ne peut qu'être frappé par la résonnance de ce texte avec les préoccupations de Freud pour libérer la psychanalyse d'une théorie de la connaissance et l'arracher d'une pratique spirituelle, religieuse et/ou médicale.

Avec la création du Jahrbuch, Freud tente de mettre en circulation de nouveaux modes de travail entre les pionniers, les disciples et les élèves autour de points de spécialisation, mais bientôt, Ferenczi pointe les dangers qui guettent la nouvelle science, à savoir la prolifération d'analystes « sauvages », danger que la nouvelle revue, à elle seule, ne saurait écarter, malgré ses prétentions d'orthodoxie. Afin de surveiller « la piraterie scientifique », germe chez Freud et son ami hongrois l'idée d'une « organisation internationale permanente » dont le Jahrbuch deviendrait, de fait, le bras armé, à moins que ce ne soit l'inverse.

« Nous ne pouvons prendre la responsabilité de toutes les inepties que l'on colporte sous le nom de psychanalyse ; en plus du Jahrbuch nous avons donc besoin d'une association qui puisse garantir dans une certaine mesure que ses membres appliquent effectivement la méthode psychanalytique selon Freud et non quelque méthode mijotée pour leur usage personnel».[6]

Le 31 mars 1910, lors du Congrès de Nuremberg, est effectivement entérinée la création de cette organisation permanente, sous la forme de l'Association Psychanalytique Internationale (IPV) largement dominée par la langue allemande. Cette création est décisive pour la psychanalyse à plusieurs titres.

Elle constitue d'abord la première tentative officielle de faire du lien entre les membres de jeunes associations qui ne se connaissent pas beaucoup d'un pays à l'autre (sections locales de Vienne, Berlin et Zurich). Mais, pour reprendre l'expression utilisée par Ferenczi, elle est surtout une instance qui permet « de séparer le bon grain de l'ivraie et d'éliminer ceux qui ne reconnaissent pas ouvertement et explicitement les thèses fondamentales de la psychanalyse ». C'est bien dans cet espace que vient se loger la référence à une « garantie » dont on continue encore aujourd'hui de mesurer les effets dévastateurs.

Sur la proposition du Hongrois, déclenchant l'ire des Viennois, Jung est élu président de L'IPV pour un mandat de deux ans, renouvelable, et son collègue suisse Franz Riklin, nommé secrétaire par le président.

27 correspondenzblatt 1Le Jahrbuch a déjà édité deux numéros et 575 pages de recherches mais L'IPV se dote néanmoins d'un autre organe de presse, officiel, interne, réservé aux membres contre une petite contribution financière : le Correspondenzblatt der IPV, Bulletin de correspondance de l'Association Internationale de Psychanalyse, « destiné à donner à tous les membres les nouvelles susceptibles de les intéresser, annonces de réunions, de publications, etc. », dont le 1er numéro paraît en juillet 1910.

Ce petit bulletin, de quatre à huit pages maximum, sans aucune prétention scientifique, jouera par la suite un rôle central comme marque, signe distinctif du rapport des différentes revues à L'IPV.

À partir du moment où Jung est aux commandes de L'IPV, donc du Correspondenzblatt et rédacteur principal du Jahrbuch, il peut légitimement compter sur le développement futur de cette même revue et l'accroissement de son prestige, mais cette option est vigoureusement rejetée par Freud. De façon déroutante, celui-ci décide de fonder une deuxième revue, le Zentralblatt, d'une conception diamétralement opposée au Jahrbuch, dont il confie la rédaction aux deux Viennois Adler et Steckel.


[1] S.Freud-C.G.Jung, op.cit., lettre de Freud du 17.10. 1910.

[2] Ibid, lettre de Freud du 2.1.1910.

[3]Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, Cours au Collège de France (1982-1983), leçon du 5janvier 1983, Paris, Seuil, 2008.

[4] I. Kant, « Beantwortung der Frage : was ist Aufklärung ?  » (1784), In Berlinische Monatsschrift, décembre 1784, vol. IV, pp. 481-491, « Qu’est-ce que les Lumières , ? », in Œuvres, Gallimard, coll.  « Bibliothèque de la Pléiade », 1985, T.II.

[5]Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », in Dits et Ecrits II, 1976-1988, Paris, Quarto Gallimard, 2001, pp.1381-1397.

[6] S.Ferenczi : « Rapport sur la nécessité d’une union plus étroite des tenants de la doctrine freudienne et projet pour la constitution d’une organisation internationale permanente », in Psychanalyse, I, Paris, Payot, 1968, p.162.

[7]E. Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, Volume II, Les années de maturité 1901-1919, Paris P.U.F, p.73.

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 Science des rêves et science des revues

 Lydia Marinelli et les revues freudiennes

 

La réplique viennoise du Zentralblatt et l’explosion discursive

Après le congrès de Nuremberg, Freud aurait eu l'occasion d'accroître les prérogatives du Jahrbuch parallèlement à sa vocation scientifique. Il avait d'ailleurs projeté, provisoirement , d'en faire une sorte de Zentraljournal des associations européennes en train de se construire, et de lui confier la rédaction de tous les comptes rendus de séances des futures sections locales. Finalement il renonce à transformer le Jahrbuch en revue officielle de l'IPV, préférant confier cette mission au Correspondenzblatt.

29 zentralblattLa création du Zentralblatt obéit, avant tout, à une stratégie d'expansion de la psychanalyse, au même titre que le Jahrbuch à son lancement. Freud constate, en effet, que l'orientation d'une revue vers un public spécialisé, tant désirée et appuyée par le Jahrbuch, est en même temps un facteur qui entrave une diffusion plus ample de ses découvertes. En tant que directeur de la revue, il positionne donc le Zentralblatt sur des objectifs didactiques. L'annonce, écrite par le rédacteur Steckel, est à l'image de ce que sera cette production éditoriale : vigoureuse, joyeuse et réactive, voire récréative.

« Sont souhaités des articles originaux courts qui tiennent sur une feuille maximum. Également des communications diverses issues de la pratique, quelques informations intéressantes, des passages de poèmes, des expériences de psychopathologie de la vie quotidienne, des contributions sur la pathologie sexuelle, des indications sur le folklore, les contes, les légendes, les mythes »[1].

L'annonce de Steckel, dans son contenu, ainsi que le titre complet du périodique : Zentralblatt für Psychoanalyse. Medizinische Monatsschrift für Seelenkunde, Bulletin central de psychanalyse. Mensuel médical de psychologie (littéralement, « science de l'âme »), attestent qu'une très large place est offerte à la culture populaire et à l'interdisciplinarité. La revue s'adresse à un public profane, aux antipodes du Jahrbuch, que ce soit comme destinataire des avancées psychanalytiques ou comme auteur. Marinelli apparente les pratiques de la revue à un travail quelque peu artisanal, typique des pratiques d'atelier (Werkstatt) et elle en donne un exemple frappant. Il s'agit d'un communiqué de J. Harnik, publié dans le deuxième numéro du Zentralblatt de 1912 et concernant une jeune fille. Celle-ci, elle-même en analyse, se fait raconter un rêve par une autre qu'elle connaît à peine. Cette dernière avait rêvé qu'elle s'était volontairement coupée le bout du sein et qu'elle le montrait en jubilant à sa mère.

Cette production onirique est interprétée directement par la première jeune fille qui, sans hésiter, lui dit que son rêve signifie peut-être qu'elle ne veut pas d'enfant et que c'est pour cela qu'elle se coupe le bout du sein, en référence à l'allaitement. Son interlocutrice avoue qu'elle est effectivement enceinte et qu'elle a peur de la réaction de sa mère.

La jeune fille en analyse n'envoya pas directement sa lettre au Zentralblatt mais à son analyste qui l'adressa à la rédaction pour une publication dans la revue. Ainsi, comme les petites mains pour les grands couturiers, les profanes sont-ils amenés à effectuer, pour les psychanalystes renommés, toute une série de travaux préliminaires. À partir de ce moment, on assiste à une véritable explosion discursive, où se mêlent régulièrement rumeurs, commérages et jeux interprétatifs.

Le premier numéro paraît en octobre 1910 et débute par un texte de Freud, Perspectives d'avenir de la thérapeutique analytique, Die zukünftigen Chancen der psychoanalytischen Therapie[2], qui correspond à la conférence qu'il a donnée en introduction au Congrès de Nuremberg. Freud annonce l'infléchissement de cette deuxième revue vers des objectifs plus cliniques que théoriques et surtout l'élargissement des recherches à la symbolique du rêve. Très rapidement, la question du contrôle de l'interprétation des rêves constitue une des nombreuses pommes de discorde entre une partie des Viennois et les Suisses et Jung n'aura de cesse de fustiger le Zentralblatt pour la qualité supposée médiocre des articles, le caractère intuitif des interprétations et l'amateurisme des auteurs.

L'école suisse à un allié de poids, dans la personne de Deuticke, qui refusera obstinément de publier le Zentralblatt, « en prétextant que le concours de Steckel risquerait d'enlever à cette revue son caractère scientifique ». L'éditeur allemand de Wiesbaden, J. F. Bergmann accepte le contrat éditorial. Steckel en fixe les conditions sans que Freud n'y prête attention. Cette négligence du directeur pèsera très lourd par la suite, lorsque surgiront les conflits et qu'il faudra en discuter les termes.

L'équation, en 1910, devient difficile à résoudre pour Freud, car il est amené à ménager toutes les susceptibilités et à intervenir sur les deux fronts viennois et suisse. Dans ces situations délicates, la clairvoyance de Freud et l'intelligence tactique de ses choix font des étincelles. Très adroitement, il démissionne de la présidence de l'Association Psychanalytique de Vienne, dont il confie les clefs à Adler, « afin qu'il se sente obligé de défendre le bien commun ». Il nomme également Steckel vice-président. Dans ce nouveau bureau, taillé sur mesure pour rééquilibrer les rapports de force, Freud se contentera d'occuper le poste de « président scientifique ».

Un numéro savant d'équilibriste lui permet d'éviter auprès de Jung toute apparence de concurrence ouverte du Zentralblatt viennois avec le Jahrbuch zurichois.

« Les Viennois sont maintenant très assidus au travail [...] Je travaille Deuticke pour qu'il prenne en charge le Zentralblatt, tandis qu'il préfèrerait une extension du Jahrbuch. Il le fera sans doute. Personnellement je préfère cela ; le travail est alors partagé, les têtes occupées et éduquées à la responsabilité».[3]

Ces quelques tentatives d'apaisement seront bien vaines car Steckel, qui n'a pas fini d'en découdre avec le Burghölzli, se montre lui aussi fin stratège. Dès le lancement de la revue, le rédacteur ménage une chronique très riche, absente du Jahrbuch, réservée aux comptes rendus exhaustifs des séances qui se déroulent dans les sections locales. Avec cette nouvelle rubrique, le Zentralblatt inaugure une historiographie officielle du mouvement psychanalytique qui consacre le congrès de Salzbourg comme mythe fondateur et réaffirme la prévalence viennoise sur l'hégémonie zurichoise.

L'initiative de Steckel met le feu aux poudres car Jung, non sans raison, y voit une concurrence parfaitement déloyale à l'encontre, non pas du Jahrbuch mais du Correspondenzblatt, organe officiel de L'IPV.

Dans les faits, les six premiers numéros du Correspondenzblatt publient des comptes rendus qui apparaissent conjointement dans le Zentralblatt. Pendant un an, du mois d'août 1910 au mois d'août 1911, la correspondance entre Freud et Jung contient les traces d'une polémique qui enfle autour du traitement des deux organes et du contrôle de l'historiographie officielle. Jung ne cache pas sa méfiance par rapport aux intentions du Zentralblatt mais les rappels à l'ordre de Freud sont indiscutables.

« Je mets de très grands espoirs dans le nouvel organe et j'aimerais aussi que vous ne montriez pas d'hostilité à son égard, mais que vous-même et les vôtres vous vous engagiez en sa faveur [...] En ce qui concerne le rapport du congrès, il me semble normal que les deux journaux le relatent, le Zentralblatt sous une forme plus condensée ; il a, n'est-ce pas, surtout pour tâche d'informer les lecteurs de ce qui se passe dans la psychanalyse, fonction que le Jahrbuch a expressément refusée».[4]

Avec vigueur et fermeté, Jung replace la fonction du journal officiel au cœur du débat qui l'oppose à Freud.

« Un second point essentiel a été la critique du journal de l'Association. Je me suis consulté moi-même et j'ai décidé de liquider cet avorton. On n'aurait jamais fabriqué une telle chose si on avait su que les Viennois faisaient déjà paraître un journal, et publiaient en outre separatim leurs rapports de séances. Avec des moyens limités, le journal de l'Association ne peut avoir qu'une allure simplette et il est passablement sans objet, puisque ce qu'il contient peut aussi bien paraître dans le Zentralblatt».[5]

Freud se garde de discuter la pertinence des arguments avancés par Jung et allègue la stricte observance des règles statutaires de L'IPV afin de contrecarrer un tel projet.

« Si je puis conseiller sur ce point, je crie : halte-là ! Le Korrespondenzblatt figure dans nos statuts comme point IX, et si le président commence par enfreindre un point, il ne manquera pas de successeurs qui en feront de même avec les autres points. S'il doit être supprimé, cela ne peut être que par une décision du congrès. Respect de la loi ».[6]

32 Psychoanalitic Congress weimar 1911Le troisième congrès, organisé à Weimar, le 21 et 22 septembre 1911 par Abraham renouvelle le mandat de Jung à la tête de L'IPV mais une surprise de taille attend le président reconduit dans ses fonctions. Loin de « liquider l'avorton » comme le souhaite Jung, le congrès décide purement et simplement l'annexion du Correspondenzblatt par le Zentralblatt, lequel, moyennant une petite augmentation de la cotisation, devient, de fait, la revue officielle de l'IPV. Le Correspondenzblatt, sans perdre son nom, constitue une partie du Zentralblatt et le rédacteur en est toujours Riklin. Fortement ébranlé par une telle initiative, Jung cherchera en permanence à effacer les traces de cette annexion, y compris par les moyens typographiques. Ainsi, mettra-t-il un point d'honneur à toujours composer le Correspondenzblatt en caractères typographiques plus petits que le reste de la revue.

Le milieu viennois, de son côté, n'est pas épargné par les turbulences malgré la promotion de sa propre revue. Six mois auparavant, en février 1911, Steckel et Adler ont démissionné de leurs fonctions de président et de vice-président de l'Association Psychanalytique de Vienne tout en restant membres. Freud retrouve son fauteuil.

Trois mois avant le congrès de Weimar, pour des raisons doctrinales, Adler a quitté le Zentralblatt et l'IPV avec neuf autres membres, puis l'Association Psychanalytique de Vienne.

Le conflit qui oppose Freud à Steckel et surtout Adler a un effet immédiat sur la vie des revues. Dès qu'Adler quitte ses responsabilités au Zentralblatt, Freud entame les grandes manœuvres pour tenter de propulser, à la place de rédacteur, un des plus brillants esprits de la première génération des psychanalystes de l'empire austro-hongrois : Victor Tausk.

Après la démission d'Adler, les relations entre Freud et Steckel, désormais unique rédacteur, semblent s'apaiser, mais à partir du moment où le Zentralblatt devient l'organe officiel de l'IPV, le potentiel conflictuel entre les deux hommes est énorme.

Force est de constater que la création des différentes revues, Jahrbuch, Zentralblatt et Correspondenzblatt, loin de conduire à l'harmonisation des courants qui s'affrontent ne fait que creuser des écarts. Entre 1909 et 1914 les revues deviennent le lieu privilégié des explications entre Freud et les élèves au même titre que la correspondance. Le premier réseau de périodiques inaugure en effet une série de contestations méthodologiques et théoriques majeures qui portent sur ce grand texte historique que représente la première édition de la Traumdeutung. Les modifications apportées à ce texte fondateur de la psychanalyse, se révèlent décisives pour les éditions ultérieures mais ... dévastatrices pour l'unité du mouvement psychanalytique.

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[1]Annonce rédigée par Adler et Steckel, non datée, Sigmund Freud Collection, Library of Congress, Washington, B7.

[2]Sigmund Freud, Die zukünftigen Chancen der psychoanalytischen Therapie (1910), GW, Bd VIII, pp104-115, « Perspectives d’avenir de la psychothérapie analytique », in De la technique psychanalytique, Paris, P.U.F ,1953.

[3]S. Freud- C.G.Jung, op.cit., lettre de Freud du 22.4.1910.

[4]Ibid, Lettre de Freud du 10.8.1910.

[5]Ibid, Lettre de Jung du 29.10 .1910.

[6]Ibid, Lettre de Freud du 31. 10. 1910.

 

 Science des rêves et science des revues

 Lydia Marinelli et les revues freudiennes

 

Directeur chahuté, rédacteurs éjectés et périodiques à la trappe…

Dès juin 1911, Freud met Jones dans la confidence et lui annonce « l'idée d'une nouvelle revue, absolument pas médicale (ein nichtärztliches Journal), Éros et Psyché, dirigée par deux hommes excellents, Sachs et Rank [...]». [1]

En réalité, la direction du périodique revient à Freud et les deux hommes occupent des fonctions de rédacteurs, ce que confirme la lecture de la page de titre.

38 Imago I 1912Cette nouvelle revue non médicale ne s'appellera pas « Éros et Psyché », comme convenu, mais Imago, du titre d'un roman de l'écrivain suisse Carl Spitteler, nom qui possédait « une nécessaire indétermination », utile à l'entreprise qui lui était destinée. Dans une lettre du 14 janvier 1912 à Jones, Freud précise qu'il n'a rien trouvé de mieux et, au moins, ce nom est-il indistinct et assez vague. Le titre complet, par contre, visait bien à préciser le tournant amorcé par le périodique. Le sous-titre indexé fut donc Zeitschrift für die Anwendung der Psychoanalyse auf die Geisteswissenschaften dont la traduction généralement admise en français est bien discutable. En effet, il s'agit moins d'une revue de psychanalyse appliquée aux sciences de l'esprit, en terme d'intellect, qu'une revue pour l'application de la psychanalyse aux lettres, dans le sens académique d'une culture humaniste classique, ce que François Dachet, dans un article de revue, daté de 2014, met fort bien en évidence[2].En 1912, l'anthropologie et l'histoire de l'art relevaient encore du domaine des lettres.

L'hostilité des Zurichois aux orientations d'une telle publication est immédiate et les relations avec le Burghölzli se détériorent. Pour une fois, les Suisses et Steckel sont enfin unis dans le rejet partagé du nouveau périodique. Puisant dans ses ressources, Freud fait feu de tout bois. Il évoque d'abord la dimension d'une « affaire personnelle », puis fait valoir, auprès de Jung, la question de la survie commerciale.

« Venons-en à la question d'Imago, dans laquelle, à mon regret, vous prenez parti contre moi. Il me faut rappeler que, lors de la création d'Imago, vous n'aviez déjà pas réagi en tant que président de l'Association Internationale, mais en tant que directeur du Jahrbuch [...] Le Zentralblatt était insuffisant pour les tâches non médicales et il nous fallait un autre organe, que je me représentais comme un supplément au Zentralblatt et que j'ai pour cette raison tout d'abord proposé à Bergmann. [...] Les deux journaux sont nettement plus forts commercialement qu'un seul, l'un vient finalement en aide à l'autre. Steckel a manifesté de l'hostilité contre Imago dès le début». [3]

17 hugo hellerPiégé par le contrat qui le lie au Zentralblatt et donc à Steckel, Bergmann, l'éditeur allemand, décline l'offre de Freud, lequel se tourne vers les éditeurs viennois. Deuticke, au nom de la crédibilité scientifique, se désiste et c'est donc Hugo Heller qui relève le défi. Ce changement de maison d'édition en dit très long sur le nouvel intérêt de la psychanalyse pour l'application au domaine des lettres (Geisteswissenschaften) et son élargissement à un public profane et très cultivé. La librairie de Heller comprenait non seulement une société d'édition mais également une galerie d'art, extrêmement prisée, où se rendait l'élite intellectuelle de Vienne et des pays germanophones. Des musiciens aussi célèbres que Schönberg y côtoyaient des écrivains renommés comme Rilke, Hofmannsthal, Schnitzler ou les deux frères Mann. Heller, fin lettré, est également un fervent partisan des théories freudiennes ; il a activement participé aux débats de la Société du mercredi et il est membre de la toute jeune Association Psychanalytique de Vienne.

Avec la fondation de la revue Imago, la psychanalyse entre dans une ère de « sécularisation », dont la parution du premier numéro constitue le moment inaugural. Il s'agit maintenant d'observer et de modéliser les processus de la vie psychique, non plus seulement par l'examen des phénomènes psychopathologiques mais par l'examen des rapports du sujet à la culture. En 1912, la correspondance avec Jung dévoile que Freud entend bien définir le contour des articles souhaités et imprimer sa marque.

« Hier nous avons défini le contenu du premier numéro. Je contribue, avec le premier de trois courts essais qui traitent d'analogies entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés. Le premier s'intitule : l'horreur de l'inceste. Les autres s'appelleront l'ambivalence des directions du sentiment et la magie de la toute-puissance des pensées».[4]

43 lunebevueLa revue Imago effectuera cinq livraisons de ces textes sous le titre de « Über einige Übereinstimmungen im Seelenleben der Wilden und der Neurotiker, Sur quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés ».

Les deux premiers essais, Die Inzestscheu, L'horreur de l'inceste et Das Tabu und die Ambivalenz der Gefühlsregungen, Le tabou de l'ambivalence des sollicitations de sentiment, apparaissent dans trois numéros de 1912, alors que les deux derniers, Animismus, Magie und Allmacht der Gedanken, Animisme, magie et toute-puissance des pensées et Die infantile Wiederkehr des Totemismus, Le retour infantile du totémisme, seront édités en 1913 dans les numéros deux et quatre du deuxième volume». [5]

 

44 inzestscheuLe régime de diffusion des deux premiers essais est particulier. La revue Imago publie Die Inzestscheu, en mars 1911, mais le texte paraît également en avril dans les colonnes de journaux locaux, tels l'hebdomadaire viennois PAN et le Neues Wiener Journal.

Le deuxième essai, quant à lui, fera l'objet d'une lecture de plus de trois heures, le 27 avril, devant la Société Psychanalytique de Vienne, avant d'être confié à la revue.

Quelques mois après ces publications, Heller réunit les quatre essais dans un manuel, lequel prend le titre de Totem und Tabu. Einige Übereinstimmungen im Seelenleben der Wilden und der Neurotiker, Totem et tabou, Sur quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés».[6]

Ce qui est remarquable avec cette première édition en livre, ce sont les torsions apportées à la version originale et exigées par Freud auprès de l'éditeur. Dans le volume, le texte est augmenté d'une préface mais amputé des cinq premiers paragraphes introductifs du premier essai. Aussi incroyable que cela puisse paraître, le passage manquant ne sera réimprimé en allemand qu'en 1987, sans être toutefois directement intégré au texte. Il trouve une place dans le Nachtragsband zu Sigmund Freuds Gesammelte Werken, le supplément aux Gesammelte Werke. Le lecteur francophone, quant à lui, en prendra connaissance en 1993 seulement.

La première rédaction, publiée dans la revue Imago de mars 1912, avait été largement conçue en fonction de Jung, ce que montre la lettre du 18 février.

« Je vous joins un prospectus d'Imago (pas encore sans fautes) [...] Dans mon travail sur l'horreur de l'inceste, j'espère avoir accentué à votre satisfaction la part qu'ont vos contributions et celles de vos élèves au développement de la psychanalyse».[7]

46 jahrbuch wandlungenDans le volume de 1913, après la brouille entre les deux hommes, toute référence à ces contributions est effacée. Au cœur même du texte, Freud prend déjà position face aux divergences de plus en plus marquées de Jung et de l'école zurichoise, ce que renforce encore la préface spécialement rédigée à cette fin. Freud a en ligne de mire un texte de Jung 43 qui a fait date, Wandlungen und Symbole der Libido , Métamorphoses et symboles de la libido, dont il a lu la première partie dans le Jahrbuch de 1911 et l'autre en 1912, dans le même périodique. Les désaccords croissants sur le rôle de la sexualité dans l'étiologie des névroses, sur la libido, l'inceste ou la fonction du père sont bien sûr repérables dans les éditions en livre, mais les revues, avec les correspondances, constituent l'espace vivant, souvent fructueux et toujours rude de ces controverses, l'espace où s'étiolent les idées et se structurent les intuitions les plus inspirées. Contrairement aux craintes de Freud, Imago sera une revue commercialement florissante, très lue en Allemagne avec 230 abonnements à la fin de l'année 1912.

Lors du congrès de Munich, en septembre 1913, les deux cinquièmes de l'assistance s'abstiennent de voter la réélection de Jung à la présidence de l'IPV. Jones qualifie l'atmosphère de désagréable.

Bleuler et Jung démissionnent sans éclats de leurs fonctions au sein du Jahrbuch en novembre 1913 et s'en expliquent a minima dans une déclaration de la rédaction et une communication de l'éditeur, dans le deuxième demi-tome de la même revue.

Quelque peu agacé, Jung évoque des raisons personnelles.

« Je me suis vu obligé de démissionner en tant que rédacteur du Jahrbuch. Les raisons de ma démission sont de nature personnelle, c'est pourquoi je dédaigne une discussion publique[9] ».

De son côté, dans une lettre du 5 novembre 1913, Bleuler n'argumente que très mollement sa décision et propose à Freud d'assurer seul la direction de la revue, ce qu'il accepte.

« Le mieux serait que vous preniez toute l'affaire en main avec un de vos élèves sur place (dortig) : mon nom deviendrait caduc. S'il n'y avait pas Deuticke je recommanderais de « laisser mourir » le livre. (das Eingehenlassen des Buches empfehlen)».[10]

Cette nouvelle direction s'accompagne, début 1914, d'une modification partielle du titre. Le Jahrbuch für psychoanalytische und psychopathologische Forschungen devient le Jahrbuch der Psychoanalyse. En d'autres termes, il sert désormais uniquement la recherche psychanalytique et trace une ligne de partage, une frontière entre les positions freudiennes représentatives de la « vraie psychanalyse » et les conceptions dissidentes adlériennes et jungiennes.

Les deux textes inauguraux de la nouvelle série du Jahrbuch se détachent par leur tranchant polémique. Le premier écrit,Zur Geschichte der psychoanalytischen Bewegung[11] Contribution à l'histoire du mouvement psychanalytique, auquel Freud « travaille avec rage » est une véritable charge contre Adler et « son système » et contre Jung dont « la pratique ne tient compte », selon Freud, « ni du passé ni du transfert ».

Dans le même volume du Jahrbuch, il publie un autre essai majeur sous le titreZur Einführung des Narzissmus[12]Pour introduire le narcissisme, qui est la réponse aux critiques de Jung à l'encontre de la conception freudienne de la libido. Ce sont surtout les remarques concernant le fait qu'elle échouerait totalement à rendre compte de la démence précoce qui sont à l'origine de cet écrit, essentiel dans l'évolution de la théorie psychanalytique.

Ces deux textes amènent Jung à démissionner de la présidence de L'IPV puis à quitter l'Association Internationale le 20 avril 1914, avec une partie non négligeable des membres de l'école de Zurich, parmi lesquels Alphonse Maeder. À la même période, il cesse toute correspondance avec Freud.

La nouvelle série du Jahrbuch, dont la rédaction est confiée à Abraham et au très fidèle Hitschmann, se confronte violemment à la réalité de la guerre. Contrairement à Imago, que Heller parvient à faire vivre, le Jahrbuch connaît une chute spectaculaire des abonnés après un an d'existence et Deuticke en cesse l'impression fin 1914.

Sur le front viennois, les débats font rage entre Steckel et Freud. Jones allègue comme cause du conflit le souhait de Freud de faire entrer Viktor Tausk dans la rédaction du Zentralblatt. D'après lui, Steckel détestait la personne de Tausk et n'en voulait pas dans « sa » revue. En octobre 1912, il refuse même de publier un de ses textes dans le Zentralblatt.

En réalité, le conflit entre Freud est plus complexe que ne l'admet Jones dans sa biographie et Freud dans sa contribution à l'histoire du mouvement psychanalytique. En fait, c'est la mission confiée à Tausk dans la revue qui alimente les débats.

« À cette époque, Freud, bien qu'il eût qualifié Tausk de « bête féroce » prisait fort ses qualités et aurait voulu lui confier la direction des comptes rendus critiques du Zentralblatt, partie jusque-là fort négligée [...] Steckel prit la mouche et déclara qu'il ne laisserait pas publier une seule ligne de Tausk dans son Zentralblatt. Freud lui rappela que cette revue était l'organe officiel de l'Association Internationale, de pareilles revendications personnelles ne pouvaient pas entrer en ligne de compte. Mais Steckel, monté sur ses grands chevaux, ne voulut pas en démordre». [13]

Dès 1912, Freud avait pensé instaurer, pour le Zentralblatt, un comité de recensions critiques (Referaten), constitué par Reitler, Hitschmann, Ferenczi et Tausk. Ces comptes rendus étaient des approches critiques des publications psychanalytiques et Freud prévoyait bien de passer en revue les travaux publiés dans le Jahrbuch, notamment ceux de Jung.

Marinelli souligne que cette rubrique n'était pas un simple appendice, mais le lieu décisif de la critique scientifique interne. Progressivement, une ligne de partage est tracée entre ceux qui appartenaient au mouvement psychanalytique et ceux qui n'y appartenaient pas encore ou plus.

Le choix de Tausk par Freud n'est pas sans arrière-pensée puisque le premier avait écrit un compte rendu critique et dévastateur sur une présentation de cas de Steckel. Freud affirme que les différents scientifiques n'auraient joué aucun rôle mais on peut en douter. Quelques mois avant la rupture, Steckel s'était permis de remettre en cause la conception freudienne de névrose actuelle devant l'Association Psychanalytique de Vienne.

Au-delà des versions du conflit, l'enjeu de ces débats, de part et d'autre, c'est, depuis le début, la question du contrôle d'une revue, le Zentralblatt, organe interne de L'IPV, qui représente officiellement la psychanalyse à l'extérieur.

Freud ne parviendra pas à imposer Tausk et encore moins à écarter Steckel de la revue.

La correspondance entre Freud et Jung permet de saisir que Steckel avait lui-même négocié le contrat du Zentralblatt avec l'éditeur allemand Bergmann, un contrat qui le protégeait de toute éviction. C'est donc Freud, le directeur, qui se voit « débarqué » du périodique. Le conflit dure sept mois, de mai à septembre 1912, jusqu'à l'abandon du journal par le directeur. Le lien amical entre Freud et Jung est déjà fortement entamé, puisque celui-ci vient de faire paraître la deuxième partie de Métamorphoses et symboles de la libido, qui déplaît tant à Freud. Pourtant, il n'hésite pas à le prendre pour confident de ses déboires avec les Viennois.

« J'espère que vous savez maintenant pourquoi j'ai retiré le directeur de la publication au lieu de changer de rédacteur. J'ai vu que je n'en avais pas le pouvoir, que l'éditeur prenait parti pour Steckel, et qu'il me mettrait dehors par un détour désavantageux [...] Cela ne m'a pas convenu. Ainsi j'ai jeté le journal avec le rédacteur. (Das ging nicht an. So warf ich das Blatt mit dem Redakteur weg)».[14]

Fin 1912, le Zentralblatt paraît pour la première fois sans le nom de Freud, et indexé à celui de Steckel, qui en modifie le titre. Le Zentralblatt für psychoanalyse devient le Zentralblatt für psychoanalyse und psychotherapie. L'effacement du nom de Freud sur la première de couverture, les consignes pour que les disciples n'adressent aucun article à la rédaction, la concurrence des autres revues, Imago et provisoirement le Jahrbuch, toutes ces raisons provoquent la chute vertigineuse du nombre d'abonnés. Parallèlement, L'Association Internationale s'empresse de suspendre sa collaboration officielle avec le Zentralblatt, en créant son propre organe officiel de publication en janvier 1913 qui prend le nom de Internationale Zeitschrift für (ärztliche) Psychoanalyse (IZP), Revue Internationale de psychanalyse (médicale).

Compte tenu de cette nouvelle configuration du marché des publications psychanalytiques, le Zentralblatt suspend son activité en 1914.

55 fortschrittePar la suite, après la première guerre, Steckel resurgit avec des projets de revue et il parvient, en 1924, à créer son propre journal chez Deuticke, Fortschritte der Sexualwissenschaft und psychoanalyse, Progrès de la science du sexuel et de la psychanalyse.

C'est dans cette revue que Steckel publie, en 1926, son Histoire du mouvement psychanalytique, dans laquelle il donne sa propre version du conflit avec Freud.

En attendant, une bataille âpre, juridique, s'engage en hiver 1912, pour obtenir la dissolution du contrat entre l'IPV et le Zentralblatt. Il s'agit, bien évidemment, d'obtenir la séparation du Zentralblatt et du fameux Correspondenzblatt et de récupérer ce dernier. Un accord est enfin trouvé avec l'éditeur Bergmann, concernant l'autonomie des deux périodiques, moyennant des indemnités de dédommagement. Les conventions de septembre et octobre 1911 sont suspendues et remplacées par d'autres accords. Il est stipulé qu'à partir du quatrième fascicule du Zentralblatt, la désignation sur la page de titre « Organe de L'Association Psychanalytique Internationale » tombe et que le Correspondenzblatt de l'IPV n'est plus imprimé à l'intérieur de celui-ci. Le premier janvier 1913, Riklin rédige à la main et signe une circulaire adressée aux présidents des sections locales, où il informe que la séparation est actée. On y apprend d'ailleurs que le Correspondenzblatt est déjà casé ailleurs par les bons soins de Freud

56 arztliche2« Suite à la séparation du Zentralblatt de l'Association Psychanalytique Internationale, nous sommes contraints de caser ailleurs le Korrespondenzblatt. M. le Prof. Freud a aimablement mis à notre disposition son Internationale Zeitschrift für ärztliche Psychoanalyse, nouvellement fondé, et ce aux mêmes conditions que l'ancien Zentralblatt».[15]

Pour cette nouvelle revue, Freud nomme Ferenczi, Rank, et Jones comme rédacteurs et sera particulièrement vigilant aux liens contractuels entre la rédaction, L'IPV et l'éditeur, Hugo Heller.

En ce qui concerne le sous-titre indexé à la revue, celui-ci fait l'objet de débats entre Vienne et Zurich. Les Suisses proposent « therapeutisch », au lieu de « ärztlich », médical, pour ne pas exclure les théologiens et les pédagogues, ce que rejette vivement Freud. Ferenczi, de son côté préfère n'accoler aucun adjectif, toujours trop étroit ou unilatéral. Freud gardera l'adjectif « médical » dont les effets vont devenir assez vite ravageurs pour la pratique analytique.

Avec l'échec des deux premières revues qui, par leur existence, mettaient en relief le mouvement psychanalytique, la psychanalyse, d'une certaine manière, retourne à Freud et se trouve reliée à son nom. Cette tendance se renforce lorsqu'il décide de créer la maison d'édition le Verlag en 1919, lequel publiera les revues IZP, l'organe officiel de l'IPV et Imago, entre autres. Quelques éditeurs de la première heure continuent néanmoins à travailler pour Freud comme Deuticke à Vienne et Karger à Berlin...

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[1]S. Freud - E. Jones, op.cit.. , Lettre de Freud du 27.6.1911.

[2]François Dachet, « Applications de la psychanalyse ? », in Superflux n° 7, février 2014, Paris, Unebévue -éditeur.

[3]S. Freud – C.G. Jung, op.cit. , Lettre de Freud du 5.12.1912.

[4]Ibid, Lettre de Freud du 10.1.1912

[5]Pour une approche détaillée et précise des conditions éditoriales de ces quatre essais, on peut se référer au Supplément n°6 de la revue L’unebévue, Paris, E.P.E.L, printemps 1995.

[6]Sigmund Freud, Totem und Tabu (1913). Über einige Übereinstimmungen und Seelenleben der Wilden und der Neurotiker, GW, Bd IX, Totem et tabou. Quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés, Paris, Gallimard, 1993.

[7]S. Freud – C.G. Jung, op.cit . , Lettre de Freud du 18.2.1912.

[8]C.G.Jung, Wandlungen und Symbole der Libido. Beiträge zur Entwicklungsgeschichte des Denkens, (1912), Deuticke, Leipzig, Wien, DTVerlag, 2001, Métamorphoses et Symboles de la libido, Paris, Montaigne (Aubier), 1927.

[9]Déclaration de la rédaction et communication de l’éditeur, in Jahrbuch V, 2ème demi-tome 1913.

[10]Lettre de Bleuler à Freud, 5.11.1913, Sigmund Freud Collection, Library of Congress, Washington, B6.

[11]Sigmund Freud, Zur Geschichte der psychoanalytischen Bewegung (1914), GW, Bd X, « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique », in Cinq leçons sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1991.

[12]Sigmund Freud, Zur Einführung des Narzissmus, GW, Bd X,  « Pour introduire le narcissisme »,in La vie sexuelle, Paris, P.U.F, 1969.

[13]E.Jones, op. cit. , vol 2, p145.

[14]S. Freud- C.G.Jung, op. cit. , Lettre de Freud du 14.11.1912.

[15]S.Freud- C.G.Jung, op.cit. , Lettre de F.Riklin du 1.1.1913 aux présidents des sections locales et à Jung, président de l ’ IPV.