Conférences de L'UNEBÉVUE 2015
Cartes et lignes d'erre
par Sandra Alvarez de Toledo et avec Barbara Glowczewski
Samedi 9 mai 2015
Argument de la conférence
En 1975 et 1976, Fernand Deligny consacre trois numéros de la revue Recherches - fondée par Félix Guattari - à l'expérience qu'il mène dans les Cévennes, en marge des institutions éducatives et psychiatriques. Les cartes y occupent une place centrale. « Tracer-transcrire », le premier chapitre des Cahiers de l'Immuable / 1, est précédé de l'épigraphe suivant :
Ce TRACER / d'avant la lettre / je n'en finirai pas d'y voir ce qu'aucun regard /serait-il le mien / n'y verra jamais •l'humain est là / peut être / tout simplement / sans personne à la clef / sans voix •ceux-là / de TRACER I sont de ma main qui a emprunté la manière de manier / le style de ce janmari qui parlant ne l'est pas • et tout ce que je peux écrire en vient de ce / TRACER que tous les écrits du / monde ne risquent pas de tarir.
En plaçant l'écriture(son écriture, toute écriture)sous le signe du tracer infinitif et infraverbal de Janmari, l'enfant autiste, Deligny place les cartes sous le signe d'un espace commun primordial hors langage. L'épigraphe reprend les éléments de la scène qui donna naissance aux cartes : lorsque, un jour de 1969, Jacques Lin lui fait part de son angoisse de voir les enfants se mordre et se taper le front contre des pierres, Deligny lui suggère de la reporter sur une feuille de papier, de transcrire son expérience de l'espace plutôt que de dési gner tel ou tel enfant par un symptôme ou par le nom dans lequel celui ci ne se reconnait pas : « Alors je ne sais plus pourquoi j'ai dit : au lieu de me raconter tout ça, dont je ne voyais vraiment pas ce qu'on pourrait en faire, t'as qu'à garder trace de leurs trajets sur le petit territoire qui est le tien » .
Extrait de l'Introduction à Cartes et lignes d'erre par Sandra Alvarez de Toledo
Parcourant Cartes et lignes d 'erre, un anthropologue s'émerveille :
« On dirait des codex mexicains ...». Analogie inspirée par l'as pect structuré des cartes où apparaissent des zones délimitées des campements avec diverses lignes de circulation qui les relient et l'accumulation de détails de petits signes stylisés, depuis les lits, chaises, tables, cruches, cheminée, et petits bonhommes à d'autres de plus en plus ésotériques - tourbillons, éventails, tri dents, cercles, zigzags, tracés de couleur captant des gestes ou des humeurs qui traversent différentes lignes d'erre superposées sur chaque calque libéré de son fond géographique.
[...]
Deligny connaissait les peintures des Aborigènes du Nord qui peignaient sur écorce. Reprenant un commentaire d'André Breton(1962) qui insiste sur le fait que pour les peintres la démarche de peindre(tortue, raie, crocodile, etc.) compte plus que l'achèvement, Deligny(2008)commente pendant des pages cette idée de l'agir de la main qui dessine pour faire exister, en peignant et non pour dire et représenter des significations mythiques . Si ces dernières sont essentielles pour le groupe et le peintre, particulièrement;au niveau des liens avec des lieux, je suis en accord avec Deligny sur son rejet de la représentation et sa quête dans le geste de peindre d'une humanité commune hors du langage. Guattari, qui avait été très touché par les lignes d'erre, appelait a-signifiant cet aspect non symbolique des motifs aborigènes du désert que nous avons discutés. (Glowczewski. & Guattari. 1987.)
Extraits de "Territoires en devenir", article de Barbara Glowczewski, in L'unebévue N°33
QUELQUES LIVRES
CARTES ET LIGNES D’ERRE/MAPS AND WANDER LINES
Traces du réseau de Fernand Deligny 1969-1979
Introduction, glossaire et descriptions de Sandra Alvarez deToledo. Postface de Bertrand Ogilvie, Paris, L’Arachnéen, 2013.
416 pages/28x21,5cm 177 cartes et lignes d’erre (couleur)/8 photographies
Tout le projet des cartes est là : il s’agit de dresser la carte à la fois infiniment plastique, mouvante, fluide et pourtant faite de repères fixes, répétitive et obsédante, du monde de ces enfants qui ont comme trait d’essence, en quelque sorte, d’être d’abord et avant tout là, ici, d’être passés par ici, par là, puis de transporter sur leurs passages les activités communes des adultes, êtres de langage dont les trajets sont au contraire toujours littéralement faits de mots, c’est-à-dire de projets, de finalité, d’intentions et de volontés de faire.
Ainsi, comme par une sorte d’invite ou de provocation chorégraphique, s’entremêlent peu à peu ces pistes et ces trajets, ces errances et ces parcours, jusqu’à ce que, en des points imprévisibles, des danses communes apparaissent, triviales et sublimes à la fois, nouées autour des gestes les plus élémentaires et les plus indispensables de la vie.
Bertrand Ogilvie, quatrième de couverture.
À propos de Fernand Deligny, livres parus aux éditions L’Arachnéen :
Fernand Deligny, Oeuvres, 2007
Fernand Deligny, L’Arachnéen et autres textes, 2008
Journal de Janmari, 2013
Fernand Deligny, La Septième face du dé (roman), 2013
Fernand Deligny. Correspondance des Cévennes. 2016