Conférences de L'Unebévue 2013
La caméra de Lehrman et le divan de Freud
Un nouveau genre cinématographique. Lydia Marinelli, 19 Berggasse. III
Par Sylviane Lecoeuvre
Samedi 8 juin 2013
à L'Entrepôt 7 à 9 rue de Pressensé 75014 PARIS
Argument
En juillet 1928, le médecin et psychanalyste américain Philip. R. Lehrman se rend avec sa famille en Autriche afin de faire une analyse avec Freud. Dans ses bagages, il a emmené sa petite caméra Bell & Howell flambant neuve car il compte bien obtenir des images du sublime fondateur de la psychanalyse. Mais plusieurs difficultés surgissent, lesquelles contrarient sérieusement les projets de l'Américain, car Freud retarde de quelques semaines le début de l'analyse et refuse catégoriquement de se laisser filmer.
Les rapports de l'analyse de Lehrman avec Freud et des images stockées dans les bobines prennent alors des voies inattendues. Entre les premières séquences tournées en Europe et l'apparition tant convoitée de Freud devant l'objectif se glisse en effet l'analyse, ce qui confère à la caméra un rôle particulier. Le travail avec Freud s'accompagne de son lot de débordements et la petite machine s'emballe. Lehrman filme tout, absolument tout, les Alpes, l'aéroport, le macadam, les rues et les monuments de Berlin, Paris et Vienne, les passants, les membres de sa propre famille et la quasi-totalité des psychanalystes européens de la première génération. Pensée initialement comme simple tremplin jusqu'au début du « traitement psychanalytique », la petite machine débridée devient progressivement le moyen de réaliser des fondus enchaînés entre la sphère privée des souvenirs de famille et des fragments de l'histoire de la psychanalyse. Les plans sont courts, le geste nerveux.
Alors qu'il vient d'engager un bras de fer avec la puissante Société Psychanalytique de New York sur la question de l'analyse profane, Freud ne dit pas (et ne dira jamais) pourquoi il accepte soudainement de se laisser filmer par cet américain, précisément fervent pourfendeur de l'analyse profane. Visiblement diminué par la maladie, il déroge pourtant à son aversion légendaire pour le cinéma, au risque de laisser de lui-même une image bien dégradée et peu conforme à celle que ses héritiers cherchent à transmettre pour la postérité. Ultérieurement, tout en s'excusant de la qualité insuffisante des images, Lehrman livre une justification inhabituelle de leur réalisation : « Ce film est le résultat de mon travail, de mon analyse avec Freud ».
Vingt-cinq ans après le voyage en Europe, quand il décide avec sa fille de monter un film documentaire à partir des bobines, Lehrman ne se doute pas qu'ils vont trouver Anna et les institutions psychanalytiques en travers de leur chemin, et qu'ils vont se perdre, pendant trente ans encore, dans le dédale de difficultés multiples. Anna comprend, dans les années 1950, qu'il ne suffit pas de contrôler la réception des travaux scientifiques de son père par une politique éditoriale extrêmement rigide et efficace. Il faut désormais dessiner les contours de l'image publique de Freud qu'une culture dominante de l'image est en train de construire. Elle organise la fronde des psychanalystes exilés aux USA contre la diffusion des séquences de Lehrman. Ces tentatives de contrôle ne font pas seulement l'objet de débats, on peut aussi en suivre facilement la trace au cœur des images. Par exemple, sous les yeux du « filmeur » Lehrman, le petit Freud est rappelé à l'ordre par sa fille dès qu'il allume un cigare.
Après la mort de son père en 1958, Lynne Lehrman Weiner ne se laisse pas intimider. Elle reprend tout, les rushes, les plans et l'intégralité des bandes-son. Elle isole, découpe, rénove, remonte les images, renouvelle le mixage, envisage d'éditer les photogrammes. En 1985, elle réussit à éditer un film de 55 minutes sous le titre « Sigmund Freud, Mis Family and Colleagues, 1928-1947 ». La nouvelle version est une prouesse technique et une petite merveille du montage de film. Anna ne manquera pas, dans les années 1970, de faire elle aussi son cinéma, avec un film très conventionnel, une romance familiale, où Freud apparaît en bon père de famille, entouré de ses chiens. À première vue, mis à part quelques plans qui ont un effet dévastateur sur l'iconographie officielle, la dif férence entre ces deux productions n'est pas si facilement détec table et Les Archives Sigmund Freud les classent ensemble dans la catégorie des Home Movies.
Or, la présentation cinématographique des psychanalystes européens contemporains de Freud et leur mise en scène plus ou moins familialiste ne permet pas de caractériser le film Lehrman Weiner. Lydia Marinelli se saisit de l'extrême ambiguïté formelle du film de Lehrman Weiner pour le qualifier de « film documentaire psychanalytique ». Conservatrice du Musée Freud de Vienne, elle soulève en permanence la question de la gestion des archives et cherche tous les moyens afin de sortir des difficultés qui viennent d'être évoquées. Elle va être la seule, à propos de ce film, à attirer l'attention des chercheurs sur d'autres rapports transversaux souvent négligés, beaucoup plus significatifs et capables de disloquer la force des seules images. Elle ne manque donc pas de saisir la belle occasion qui lui est offerte en 1999, lorsque la polémique éclate aux USA, au milieu des années 1995, à la Bibliothèque du Congrès.
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L'unebeweb de la conférence : La caméra de Lehrman et le divan de Freud
♦ 1 - Introduction
♦ 2 - Divan universel, cabinet médical et art de l’ameublement
♦ 3 - Cure de repos, lits à vibrations et Sitzmachinen
♦ 4 - Le divan comme machine à pensées
♦ 5 - Max Ernst ou la poétique d'un divan surréaliste
♦ 6 - Sofamensch et Sofastücke
♦ 7 - Les Sofastücke du Professeur Freud
♦ 8 - Die Couch, une exposition sous haute tension...