Freud et ses vieilles divinités dégoûtantes
Vishnu, bouddhas et Kannons : les brèches japonaises et indiennes
La chronique fourmille d’occurrences qui ouvrent des brèches dans le paysage d’une collection souvent résumée aux reliques grecques, romaines et égyptiennes. Deux Kannons, trois bouddhas, des chameaux chinois, des figurines et une statuette de Vishnu font leur apparition en 1930. Molnar fait remarquer que le japonais est la langue la plus citée par Freud dans ce manuscrit. Il ajoute que des traductions japonaises affluaient, car les psychologues japonais venaient étudier en Europe.
Freud écrit en 1930 :
vendredi 2 mai, traduction japonaise Au-delà du principe de plaisir
mercredi 7 mai, Yabe du Japon - Lederer 1ère visite
Yaekichi Yabe rend visite à Freud, non pas à Vienne mais à Berlin où celui-ci intègre la clinique du château de Tegel pour y soigner son cancer et recevoir une nouvelle prothèse de la mâchoire « qui sera bien sûr un chef-d’œuvre et il sera encore trop tôt pour dire de quelle façon il va m’empoisonner la vie ».[18] Là encore, le lecteur ne peut qu’être saisi de cette inquiétante proximité entre « la merveille » et l’immonde.
Dans un texte de 1931 Yabe rapporte cette rencontre. Les japonais ont choisi « Au-delà du principe de plaisir » comme premier texte à traduire, ce qui ne manque pas d’étonner Freud. Yabe lui répond que « la théorie selon laquelle la vie tend vers la mort est une idée bouddhiste. Dans la mesure où le bouddhisme influence largement la mentalité japonaise, la psychanalyse devrait être plus facile à aborder par ce livre… Ce raisonnement plut beaucoup à Freud. Puisque cette théorie lui avait valu des critiques et qu’il avait été amené à lui apporter quelques changements, il était heureux de voir que d’un seul coup, il avait acquis de nombreux collègues qui le suivraient dans cette voie. Il appela sa fille dans la pièce d’à côté : « Anna, Anna ! ». [19]
Dans la même journée Freud s’était rendu dans la boutique de l’antiquaire berlinois Philipp Lederer. Il s’y rendra cinq fois pendant son séjour, sans qu’il mentionne la nature de ses achats. Après son retour à Vienne, le 23 juillet 1930, il continuera son commerce avec l’antiquaire par l’intermédiaire de Ernst installé à Berlin.
Cinq ans plus tard, dans une lettre à Georg Hermann, il relate ses tractations financières à l’époque:
« Sur le Kupfermarkt demeure un Dr Lederer grâce à qui j’ai pu convertir en antiquités la plus grande partie de la dotation du prix Goethe de la ville de Franckfort ». [20]
La dotation du prix Goethe s’élevait à 10 000 marks, une somme relativement conséquente, que Freud perçut le 24 août 1930 exactement. A en croire Jones, cette somme aurait été utilisée à rembourser « tout juste les dépenses du long séjour de Freud à Berlin ».[21] Jamais il ne mentionnera la conversion de la dotation en antiquités entre 1930 et 1931, alors que la maison d’édition traversait des difficultés financières sévères et que la clinique de Tegel était sur le point d’annoncer sa fermeture après un appel de fonds, lancé dès 1929 auprès de plusieurs donateurs, dont Dorothy Burlingham, Raymond de Saussure et Marie Bonaparte.
A partir de 1930, Freud suivra pas à pas et très attentivement l’introduction et l’évolution de la psychanalyse au Japon. Les traductions des textes freudiens font l’objet de rivalités entre les maisons d’édition qui publiaient des traductions simultanément.
Le 4 janvier 1931, Freud écrit à Jones :
« J’ai reçu il y a peu la traduction japonaise de la Vie quotidienne mais pas sous la direction de Yabe. J’ai semé là-bas une petite confusion. »
Jones, une dizaine de jours plus tard lui fait la réponse suivante :
« Traduire la Alltagsleben en japonais a dû être une tâche difficile, mais on peut penser qu’ils ont choisi des exemples japonais ».
Pendant toute cette période, les traductions japonaises sont celles qui font l’objet du plus grand nombre d’entrées de la part de Freud. Au cours de cette année la Zeitschrift annonça l’admission provisoire du Groupe psychanalytique japonais fondé par Yabe au sein de l’IPA.
Dans la chronique, Freud évoque un cadeau qui lui est offert par un autre japonais, le docteur Kosawa :
Jeudi 18 février 1932, Fuji-Yama cadeau de Kosawa
Molnar mentionne que Freud avait suspendu cette estampe du mont Fuji-Yama dans sa salle d’attente.
Elle se trouve actuellement dans la salle à manger à Maresfield Gardens, ajoute-t-il. Une fois de plus, le mystère subsiste lorsqu’il s’agit d’identifier les commanditaires de telles initiatives. Cette « discrétion » est très repérable et grève tout le texte de Molnar qui s’est pourtant fixé comme objectif d’apporter le maximum d’intelligibilité à la chronique…
Kosawa est fréquemment présenté comme le premier psychanalyste original du Japon en raison de sa contribution à une interprétation strictement japonaise des conflits psychiques. Ses thèses se sont progressivement imposées dans le milieu psychanalytique japonais et reposent sur l’affirmation que les japonais ne sont aucunement concernés par le complexe d’Œdipe. Globalement c’est la mère qui serait objet d’ambivalence. Le complexe d’Ajase fait école au Japon et conditionne actuellement une pratique où le thérapeute s’identifie à la bonne mère. Á l’origine, dans les textes classiques, Ajase est un prince qui tue son père et se convertit au bouddhisme mais il existe de multiples versions, complexes, voire paradoxales où la mère tue elle-même le devin.
Yabe, formé par Jones, sera progressivement distancé par ce rival doctrinal. Kosawa est sur le point de céder aux sirènes de Ferenczi mais le 16 mars 1932, quinze jours après avoir reçu l’estampe japonaise, Freud lui envoie un courrier et lui propose de le recevoir en analyse à 10 dollars de l’heure au lieu des 25 habituels…
Cette rencontre avec les japonais, l’acquisition de statuettes bouddhistes ou d’estampes japonaises dans ce jeu complexe d’achats et de cadeaux pendant les années 30 sont des témoignages tangibles d’éléments spéculatifs controversés comme la pulsion de mort, ou des mythes plus éprouvés tels que l’incontournable complexe d’Œdipe.
L’Autre enseignement de la chronique réside dans l’extrême attention portée par Freud sur l’évolution de la psychanalyse en dehors des frontières occidentales : une entrée de décembre 1931 est à ce titre révélatrice.
Mercredi 09 décembre 1931, Vishnu de Calcutta
La Société psychanalytique indienne fait parvenir à Freud une figurine en ivoire pour son anniversaire avec une lettre d’accompagnement et un poème en sanskrit. Quatre jours plus tard, Freud envoie à Girindrashekhar Bose une lettre de remerciement dont les termes sont les suivants :
« La statuette est charmante et je lui ai donné la place d’honneur sur mon bureau. Aussi longtemps que je vivrai, elle gardera présentes à mon esprit les fières conquêtes que la psychanalyse a réalisées dans les pays étrangers, et les sentiments positifs qu’elle m’a valus, au moins de la part de quelques-uns de mes contemporains ».[22]
Dans une lettre ultérieure à Ernst Freud, constatant que le bois et l’ivoire se fissurent, il écrit :
« Se peut-il que le dieu, étant habitué à Calcutta, ne supporte pas le climat de Vienne ? ». [23]
En 1932, bon nombre de psychanalystes européens se sont déjà détournés de Freud pour élaborer leurs propres théories. Sandor Ferenczi renonce à la présidence de l’IPA suite à de profondes divergences et Reich, se tournant vers le marxisme, représente un danger pour le mouvement psychanalytique. Dans ce contexte de fortes tensions, Freud rencontre moins de résistance en Inde et au Japon. A la fin de l’année 1932, dans une lettre à Marie Bonaparte, son jugement sur ses contemporains est sans appel :
« Les scandinaves sont pour la plupart des gens travailleurs, mais ils sont en retard dans leur acceptation de la psychanalyse, loin derrière les indiens et les japonais ».[24]
Si la collection actuelle possède bien des objets de Nouvelle-Guinée, d’Amérique ainsi que trois outils de pierre et d’os datant de l’époque néolithique, la chronique n’en donne aucune indication. Il en est de même pour les objets qui relèvent de la culture juive. En l’absence de sources aussi fiables que la chronique, la reconstruction de la collection avant 1929 est le produit de spéculations parfois fantaisistes ou éclairées. Dans ce contexte, pour les trois longues décennies qui précèdent l’élaboration de la chronique, les correspondances de Freud se révèlent très précieuses, bien qu’elles n’apportent pas le même type de réponses. En d’autres termes, les secrets qui entourent l’acquisition par Freud d’une majorité d’objets sont actuellement impossibles à lever. Les échanges épistolaires, quant à eux, ne dirigent pas l’attention du lecteur sur la provenance des objets mais sur l’origine de la collection et les grands débats théoriques qui l’accompagnent. La correspondance de Freud et son traitement révèlent également quelques surprises.
[18] S. Freud/ Martha, Lettre du 04 -06-1930, Musée Freud de Londres.
[19] Yaekichi Yabe, A Meeting with Professor Freud, transcription de la traduction anglaise, Bibliothèque du Congrès, Washington, 1931, p. 11.
[20] S. Freud/ G.Hermann, lettre du 28-02-1936, Musée Freud de Londres.
[21] E. Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud,volume III, Les dernières années 1919-1939, Paris, P.U.F, 1961 p. 173.
[22] S Freud/ G.Bose, lettre du 13-12-193, Musée Freud de Londres : copie 1- F8-30.
[23] S Freud/ E. Freud, lettre du 13-12-1931, Archives Sigmund Freud, Bibliothèque du Congrès, Washington.
[24] S Freud / M. Bonaparte, lettre du 21-12-1932, Musée Freud de Londres : F8/Con19, version originale in Sigmund Freud, Chronique la plus brève, notes et références, p. 284.
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