Freud et ses vieilles divinités dégoûtantes
Expositions et polémiques :
l'affaire des coupes « dérobées » et l'héritage juif de Freud
Trois ans après l’inauguration du musée Freud de Londres, une première exposition itinérante est organisée aux Etats-Unis en 1989 dans la ville de Philadelphie, intitulée The SigmundFreud Antiquities : Fragments from a Buried Past, laquelle donna lieu à la production d’un imposant catalogue sous le titre Sigmund Freud and Art : His Personal Collection of Antiquities. [46] Edité par Lynn Gamwell, directrice du University Art Museum de la State University de New York à Binghampton et Richard Wells, la couverture du catalogue présente le fameux vase en forme de Sphinx, en relation directe avec une des théories centrales de la psychanalyse, à savoir le complexe d’Œdipe. On y retrouve, entre autres, un texte de Peter Gay. Cette exposition, constituée de soixante-sept pièces est entièrement et exclusivement consacrée à la collection égyptienne, grecque, romaine et étrusque et se veut avant tout « esthétique ». Elle circulera aux Etats-Unis dans douze villes différentes pendant trois ans jusqu’en 1993.
Dès 1990, une polémique éclate entre Michael Molnar, directeur du musée Freud de Londres et Yosef Hayim Yerushalmi, alors que celui-ci s’apprête à publier son livre Freud’sMoses : JudaïsmTerminable and Unterminable. [47]
Historien de formation et citoyen américain, il se rend à l’exposition dès 1989 puis interpelle Lynn Gamwell après avoir constaté qu’aucun objet juif n’a été présenté. Dans une lettre cette dernière lui fait savoir « qu’on venait de découvrir au musée Freud de Londres divers objets, manifestement passés inaperçus jusque-là, ayant trait à l’identité juive de Freud ».
Il existe en effet trois objets visibles à Maresfield Gardens : une eau-forte de Rembrandt, « Les juifs à la synagogue », une gravure de Kruger représentant Moïse soulevant les tables de la loi ainsi qu’un chandelier de Hannukah en bronze. A cela s’ajoutent deux coupes pour le Kiddush, dont les photos d’Edmund Engelman attestent l’existence en 1938 à la planche 15 et 17 mais qui n’ont jamais été retrouvées. Yerushalmi publie un « post-scriptum provisoire » daté du 22 juillet 1990 où « il offre » dit-il « des observations pour ce qu’elles valent ».
« En attendant, j’aimerais beaucoup savoir pourquoi les objets juifs mentionnés plus haut n’ont pas été mis à la disposition des organisateurs de l’exposition et des rédacteurs du catalogue, pourquoi ils sont « manifestement passés inaperçus jusque-là ».
Molnar se dira, à juste titre, très blessé par les propos de Yerushalmi, d’autant plus que celui-ci ne manquera pas d’insérer ce post-scriptum de trois pages au cœur de son essai, destiné au public, sur Le Moïse de Freud. Trois pages résolument délétères.[48]
La traduction française de 1993 possède une note de bas de page, de l’éditeur, absente dans l’édition américaine originale. Cette note précise que « tous ces objets ainsi que le reste de la collection de Freud, ont été exposés au Jewish Museum à New York, en novembre 1991. Cette exposition a donné lieu à un catalogue et à une présentation introductive en 16 pages par Yosef H. Yerushalmi, « The Purloined Kiddush Cups : Reopening the Case on Freud’s Jewish Identity ».
Le catalogue, intitulé Sigmund Freud’s Jewish Heritage sera édité par la State University de New York et le Musée Freud de Londres dès 1991.
Une recherche sur le parcours de ces objets, afin de savoir s’ils ont été utilisés par Freud pour des cérémonies rituelles ou s’ils sont de « simples » objets de collection, tel serait l’enjeu des recherches de Yerushalmi mais une lecture un peu attentive des textes confronte très vite le lecteur à une véritable affirmation, d’autant plus indiscutable qu’elle est affichée sous sa forme dénégatoire :
« Je ne prétends pas un instant qu’il utilisa ces objets aux fins pour lesquelles ils étaient destinés, pas plus qu’il rendait un culte à ses divinités égyptiennes ».
Cette forme rhétorique est tout à fait caractéristique de l’essai sur le Moïse de Freud, cela dès le prélude, rédigé le 4 juillet 1990. On peut en effet lire page 22 :
- Ce livre ne cherche pas à prouver que la psychanalyse est « juive », même si, finalement, il aura à se demander si Freud l’a pensée telle, ce qui est une toute autre affaire.
- Ce livre ne se veut pas une exploration de la vie ou de l’identité juive de Freud, sauf lorsque cela devient indispensable pour comprendre la signification de l’hommeMoïse et la religion monothéiste.
- Ce livre ne se veut pas polémique, bien que j’aie été obligé de prendre directement à partie un certain nombre de chercheurs importants sur des points fondamentaux qui nous séparent.
L’essai de Yerushalmi érige une nouvelle historiographie qui divisera les chercheurs, y compris et surtout dans la communauté juive et dont Derrida dénoncera brillamment les limites dans une contribution au débat sur les archives en 1995.[49] Celui-ci soulignera le problématique statut scientifique du Monologue avec Freud qui couvre 35 pages dans un ouvrage d’érudition où Freud, interlocuteur fantôme, se retrouve dans la situation d’être circoncis une deuxième fois, sans qu’il lui soit possible de répondre.
L’historien occuperait la position du patriarche, d’« archonte de l’archive ». Derrida reprochera surtout à Yerushalmi d’avoir négligé la force du refoulement. Que les hébreux n’aient pas rapporté le meurtre de Moïse, qui constitue une des clés de voûte de la démonstration freudienne, n’est nullement la preuve que celui-ci n’a pas eu lieu. « Simplement, ajoute Derrida, les textes de cette archive ne sont pas lisibles par l’histoire ordinaire et c’est tout l’intérêt de la psychanalyse, si elle en a un ».
Si on suit le raisonnement de Derrida il faudrait étendre le concept d’archive à la virtualité.
C’est tout le problème de Yerushalmi d’aller chercher la preuve -l’archive- de la judéité de Freud, dans une dédicace en hébreu écrite par son père, Jakob, qui établirait que Freud connaissait mieux la langue sacrée qu’il ne l’a prétendu.
C’est également à cet endroit qu’il convoque la collection d’antiquités de Freud, dans une perspective paradoxale, puisqu’il la soumet à un nouvel inventaire dont il est le grand ordonnateur, seul capable de décider ce qui en fait partie et ce qui en est exclu. Cette posture étrange contraint l’historien à aller chercher les traces de la judéité de Freud là où il n’a pourtant aucune chance de les trouver, à savoir au milieu des débris qui s’entassent sur les étagères d’Anna.
Après la mort de Yerushalmi en 2009, un hommage lui est rendu en avril 2011 au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme à Paris qui rassemble Nora, Sibony et Molnar. Ce dernier revient longuement sur « la polémique des coupes pour le Kiddush » et mentionne que Yerushalmi avait violemment reproché au Musée de Londres de cacher délibérément la judéité de Freud. La réfutation de Molnar, apparemment candide, n’en reste pas moins déconcertante. Après avoir expliqué qu’il n’était pas conservateur du Musée à l’époque, il ajoute que la conservatrice concernée « n’aimait que les beaux objets et la période classique et que les quelques objets juifs de la collection ne sont de toute façon pas esthétiques ». [50]
La polémique entre le Musée Freud de Londres et Yerushalmi trouve un écho chez Lydia Marinelli lorsqu’elle organise son exposition Meine… alten und dreckigen Götter au 19, Berggasse du 18 novembre 1998 au 7 avril 1999 puisqu’il s’agit avant tout, via la collection d’antiquités, de remettre en jeu les modes de construction de la réalité, de trouver les coordonnées pour un traitement autre des archives et de réintroduire ce que Yerushalmi semble avoir exclu : l’archive dans ses rapports avec la discontinuité.
[46] Lynn Gamwell, Richard Wells, Sigmund Freud and Art : his Personal Collection of Antiquities, London, Thames and Hudson, 1989.
[47] Yosef Hayim Yerushalmi, Freud’s Moses : Judaism Terminable and Interminable, Yale University Press, 1991, traduction française, Le Moïse de Freud, Judaïsme terminable et interminable, Paris, Tel Gallimard, 1993.
[48] Ibid, pp. 201 – 203 dans l’édition française.
[49] Jacques Derrida, Mal d’archive, Une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995.
[50] Voir site akadem, Le campus numérique juif, conférences. Hommage à Y. H. Yerushalmi. Yerushalmi et ses rencontres (109mn). Michael Molnar (La polémique autour de Freud, 15mn). Pierre Nora, Nicolas Weill (modérateur), Annette Wieviorka, Paris, avril 2011.
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