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Le cabinet du Professeur Freud

D'une poétique à une politique du divan

Sylviane Lecoeuvre

 

2 - Divan universel, cabinet médical et art de l'ameublement

 

Avant même la naissance de la psychanalyse, le divan, qu’il soit appelé lit de repos, canapé ou sofa fait déjà partie intégrante de l’arsenal et des méthodes plus ou moins efficaces pour traiter des affections psychiques. Au début de son activité de neurologue, Freud a recours à toute une gamme de procédés thérapeutiques couramment proposés, qui vont de l’hydro à l’éléctrothérapie, en passant par les massages et les médicaments jusqu’au traitement moral et la thérapie de suggestion hypnotique.

Dans cette palette, l’hydrothérapie nécessite l’espace vaste des cures thermales ou des sanatoriums, lesquels s’adressent aux familles bourgeoises fortunées.

Deux grandes approches, assez antagonistes, dominent les méthodes de traitement de maladies nerveuses comme les états nerveux de faiblesse, les pensées obsédantes et les folies hypocondriaques. Une première, très courante, qui consiste à agir directement sur le corps dans l’espoir d’obtenir une amélioration de l’état psychique et une autre où l’axiome est inversé : il s’agit d’influencer le malade par le recours à des exhortations, des suggestions et des injonctions sous hypnose. Le corps n’est donc plus conçu comme cause des affections psychiques mais il possède en revanche des qualités figuratives et expressives, au point que les perturbations physiques peuvent être lues comme « représentatives » et secondaires aux affections psychiques.

Au tournant du siècle, les patientes que Freud rencontre, manifestent des réactions organiques extrêmement sévères, accompagnées de douleurs inexpliquées et de paralysies dramatiques. Dans bien des cas, les troubles sont tellement sévères que la mobilité des patientes est réduite et qu’elles sont donc condamnées à rester confinées à la sphère domestique et dans le cercle familial. Isolées entre les murs d’un salon en compagnie des père, mère, époux et enfant(s), les malades sont parfois impliquées dans un jeu réciproque funeste avec l’entourage. Incapables de se déplacer, Freud leur rend donc visite donc dans leur environnement habituel. A la fin du 19ème siècle, sauf exception, il était clairement malvenu pour les femmes, mariées ou pas, de recevoir des étrangers dans la chambre à coucher. Quand, en 1889, Freud rencontre Frau Emmy Von N .., 40 ans, dont il a consigné les étapes évolutives du traitement dans les Études sur l’hystérie(1) , c’est donc au domicile de celle-ci, dans un salon au decorum typiquement viennois avec ses boiseries, ses lourdes tentures au mur et ses draperies étouffantes. Ce monde exigü devient bientôt un scénario menaçant que le rêve transforme en bestiaire. Pour Emmy Von N.., qui souffre de troubles de la parole et de douleurs dans tout le corps, la pièce dans laquelle elle espérait se rétablir (elle a emmenagé à Vienne six semaines plus tôt) se transforme en visions de cauchemar. Plongée par Freud dans un sommeil hypnotique, elle évoque un rêve dans lequel « les pieds des chaises et les dossiers des fauteuils étaient tous des serpents, un monstre à tête de vautour l’avait becquetée et mordue par tout le corps ».(2)

Lors d’une de ses premières visites, Freud note que sa patiente « était étendue, les traits contractés, sur un divan (Pölstermöbel), ne cessant de se contorsionner, se prenant la tête entre les mains et prononçant en même temps d’un ton suppliant le nom d'« Emmy » qui était le sien et celui de sa fille ainée ».(3)

Cet état d’imbroglio sans issue, elle le qualifie de « tempête sous le crâne » (Sturm im Kopf). L’expérience d’impuissance totale, à laquelle elle succombe dans un labyrinthe de souvenirs, est totalement règlée sur la position passive sur le divan. Le compte rendu de Freud permet en outre de savoir que le traitement par hypnose, pour sa patiente, est accompagné de bains chauds et de massages bi-quotidiens. Pour venir à bout de ces « tempêtes sous le crâne » les médecins n’hésitaient donc pas à mettre à contribution un accessoire qui appartenait principalement à l’art de l’habitat bourgeois.

La pratique du tête-à-tête était peu courante à l’époque, en raison notamment du contexte érotique dont on entourait volontiers l’hypnose. Bernheim préconisait d’ailleurs de ne provoquer le sommeil qu’en présence d’un tiers autorisé, parent, mari ou père, afin de prévenir ainsi toute supposition fâcheuse, toute accusation ultérieure, tout soupçon de tentative qui n’aurait pas pour but le soulagement de la patiente(4). Si dans les faits, Freud ne s’entoure pas de telles précautions pratiques, il n’est pas indifférent de noter, en rapport avec les mêmes motifs, qu’il réintroduit à sa manière un « tiers » puisque c’est à une « dritte Person » qu’il relie, dès les Etudes sur l’hystérie, les manifestations d’amour de transfert de ses patientes.

Le divan de Freud, aujourd’hui exposé au Musée Freud de Londres, conjugue d’une manière exemplaire les différentes fonctions qui caractérisent cet objet d’ameublement au début du 20ème siècle. De qualité douteuse, Freud l’emporte néanmoins avec lui en Angleterre et c’est Marie Bonaparte qui en organise le transport, fort onéreux, en 1938. Dans une notice conservée à Londres, le lecteur apprend qu’elle s’était adressée à Martha pour obtenir quelques renseignements :

« Madame Freud m’informa que le divan psychanalytique (que Freud emmènera à Londres) leur avait été offert par une patiente reconnaissante, Mme Benvenisti, en 1890, lorsqu’ils habitaient déjà au 19, Berggasse à l’étage inférieur et celui juste au dessus. Ce n’est que plus tard qu’ils l’ont installé dans l’appartement actuel du professeur et qu’ils ont occupé tout l’étage »(5).

Les informations disponibles ne nous permettent pas de savoir si ce cadeau a été exclusivement utilisé dans un dispositif médical ou s’il a fait provisoirement partie de l’aménagement intérieur de la famille mais des archives médicales viennoises nous autorisent à désigner les différentes fonctions qui, à l’époque, reviennent aux divans : ils correspondent aussi bien à l’art de l’habitat bourgeois qu’à l’aménagement standard d’un cabinet de médecin, après détournement de leur fonction première. Lydia Marinelli réussit à retrouver un document daté de 1910, qui est à ce titre emblématique : il s’agit d’un bon de commande, issu d’un catalogue, en vue de vendre aux jeunes médecins, croquis à l’appui, du matériel « approprié». Le commentaire qui vante les qualités du produit est savoureux si on le restitue dans son intégralité.

08 1« Divan de consultation universel (universal-Untersuchungsdivan). Modèle MW, de la meilleure fabrication dans des matériaux nouveaux= 400 exemplaires disponibles, ajustable à toute consultation et éventuellement à des situations d’opération-utilisable comme divan (Divan), comme table plane, comme siège de consultation gynécologique- équipement particulièrement approprié pour un cabinet médical. Toutes les parties mécaniques sont dissimulées, si bien que le divan, en position de repos, ressemble à l’ameublement habituel, aussi bien dans la forme que dans la présentation. Une innovation essentielle dans ce modèle réside dans le mécanisme de réglage automatique des trois niveaux articulés = pas de gêne (Klemmen), pas de panne (Versagen), pas de risque de retomber brutalement en arrière (kein zufälligen Zurückfallen). La partie horizontale du divan est équipée d’un matelas ((Pölsterung) recouvert d’une housse lavable dans un textile solide. Le divan de consultation possède environ 20 niveaux différents d’élévation sans aucune butée ainsi qu’un dossier et une assise réglables pour les consultations gynécologiques. Sont prévues des gouttières pour l’arrière des genoux ainsi que des appuis réglables pour les pieds avec une possibilité d’ajuster l’écartement, le tout dans une finition soigneuse. Une cuvette en nickel est prévue. Le prix comprend tous les accessoires. Aucun supplément n’est demandé ! M-155 »(6).

Malgré les efforts de présentation pour promouvoir l’objet en question, il n’en demeure pas moins que ce véritable ramasse-poussière est totalement anachronique car le même catalogue donne à voir des équipements où domine la blancheur argentée du nickel, faciles à entretenir et qui correspondent aux nouvelles normes d’hygiène. Ce matériel aseptique et la « technicisation » du mobilier indiquent explicitement la direction qu’empruntera la médecine au cours de son évolution et laissant derrière elle l’atmosphère des salons typique d’une époque.

Dans la présentation du « divan universel », la dissimulation des parties techniques sous des tissus d’ameublement est évidemment un argument de vente imparable pour les constructeurs. En effet, la convention de recouvrir le divan d’un tapis oriental s’était massivement imposée dans les salons du 19ème siècle. La meilleure façon d’imposer cette machine dépliable multiforme, véritable insecte mécanique, capable de contraindre le corps à toutes les postures asservissantes, est donc d’en camoufler les fonctions effrayantes derrière des atours innocemment charmants et familiers. Il va sans dire que les constructeurs apportaient un soin minutieux pour reproduire ou imiter sur les « housses lavables » les brocarts, les arabesques et les motifs orientaux les plus apaisants. Le malade se voit propulsé dans un monde qui se partage deux sphères, une sphère physiologique, dominée par la technique et une sphère psychologique qui a recours aux artefacts de la vie domestique pour endiguer la peur liée à la médecine intrusive. C’est pourquoi le caractère privé de l’espace devait être accentué.

Parallèlement à sa fonction « contraphobique » dans ce cas précis, le charme accordé au mobilier domestique renvoie à bien d’autres expériences vécues sur le divan.

Au cours de sa pratique, Freud laissa ses patients, calés dans des coussins, prendre des positions proches de la position assise, comme on peut le voir sur les célèbres photos prises en 1938 par Engelman, qui s’apparentent à celles d’un lecteur sur un divan. La posture mi-allongée, mi-assise, considérée dans la Grèce antique comme aristocratique et convenable socialement est réinterprétée dans des coordonnées et des représentaions sociales totalement autres à la fin du 19ème siècle, même si le divan est toujours au goût du jour.

 

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Par sa proximité avec le sommeil et la sexualité, cette position instable réveille les inquiètudes, une sorte d’intranquilité jusque-là absente. Une des raisons majeures est le déferlement massif et intempestif, dans la deuxième moitié du 19ème siècle, de multiples variantes du divan, avec des formes indéfinissables, rembourrées, capitonnées, agrémentées de nombreux coussins qu’on ne peut fixer. Que ce soient des sofas, des canapés ou des lits de repos peu encombrants ou surdimentionnés, ils ont la particularité d’être fabriqués « diwanartig », c’est- à- dire à « la mode du diwan oriental ». Qu’on les appelle sofas, ottomans ou divans, peu importe à vrai dire ; ils sont, pour la plupart, fabriqués en série avec une touche pseudo-turque. Ils ne promeuvent plus une position assise univoque et pourraient donc encourager la mollesse, d’où l’extrême méfiance par rapport à la tentative d’introduire des éléments orientaux dans l’habitat occidental. Dans le mot Divan ou Diwan, parfois employé par les premiers psychanalystes et Freud lui-même, résonne l’écho de sa provenance orientale et de sa fonction sociale. Le mot Diwan d’origine persane, désigne en Orient aussi bien une assemblée qu’une sorte de couche constituée d’un matelas d’une étoffe plus ou moins simple avec plusieurs coussins.

Ce n’est pas seulement la pose ambigüe mi-allongée mi-couchée qui réveille la méfiance bourgeoise mais également les coussins, les capitonnages et l’introduction de la notion de confort perçue comme une caractéristique mentale peu honorable de la classe moyenne. Il est jusque- là impossible pour la classe bourgeoise aisée de concevoir que les fonctions de commodité et de confort puissent œuvrer ensemble de façon bénéfique.

Dans les dictionnaires du 18ème jusqu’au 20ème siècle, le divan est explicitement considéré comme un meuble exclusivement oriental. Sous le nom de sopha ou sofa, le très moralisant dictionnaire des frêres Grimm donne la définition suivante :

« Mot du Levant pour désigner un objet qui à la fin du 17ème siècle est connu en Occident et en Allemagne et qui est décrit comme oriental= Le sofa est dans le Levant une sorte de lit, aménagé le long des murs, sous les fenêtres et qui occupe l’espace d’une cloison à l’autre, sur lequel on peut s’asseoir ou dormir ».(7)

La carrière très longue du divan à l’époque moderne se déroule sous le signe des « turqueries » et de l’orientalisme, en vogue au 18ème siècle, après la traduction des Mille et une nuits et la création du Recueil Ferriol qui produisent un imaginaire de l’Orient. Cet imaginaire, au 19ème siècle, devient une sorte de rêve collectif. La bourgeoisie fortunée meuble ce rêve, fabriqué sous le signe d’époques révolues et de contrées lointaines, en achetant des sofas pseudo ottomans, comme Freud a pu en voir lors de l’exposition universelle de Vienne en 1873.

 

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L’orientalisation de l’ameublement et son importation produisent un Orient interne totalement déconnecté de ses index géograhique et historique. En perdant le souvenir de l’origine spécifique du divan, l’acheteur occidental s’évite d’avoir à choisir un style, ce que relève, dès 1870 et très judicieusement Jacob Von Falke, historien de l’art :

« Il y a une solution sur laquelle nous pouvons nous appuyer pour échapper à toutes les difficultés, dans la mesure où nous adoptons le principe de concevoir les sièges et les sophas à la mode du divan oriental en les recouvrant de coussins. Ainsi, nous ne mettons aucun style en conflit. Nous avons du mobilier passe-partout. Avec ses lignes douces et indéterminées, le divan se fond dans n’importe quel environnement, s’adapte à chaque mur, à chaque coin, s’adapte si on peut dire à n’importe quel style et si nous nous posons la question du confort recherché, rien ne peut égaler celui du divan ».(8)

La signification sexuelle du sopha qui pénètre massivement dans les foyers aurait pu rester toute subliminale, si elle n’avait prospéré sous l’observance d’un certain genre prude, à savoir la littérature bienséante, dont les consignes strictes éveillent bien des soupçons chez les jeunes filles concernées. Le sopha y apparait comme un lieu risqué. Il est conseillé de le réserver, si possible, aux dames âgées, tandis que les messieurs devront se contenter de chaises...Les manuels rappellent avec fermeté que la position allongée est à proscrire en présence des invités et qu’elle est « un cas d’exception », la règle étant la position assise, référée à la verticalité.(9)

Bien vite cependant, les industriels et les constructeurs comprennent que la reproduction en série de l’ameublement intérieur est capable non seulement de faire éclater les signaux univoques de réussite sociale mais qu’ils peuvent aussi tirer bénéfice d’une revendication individuelle et sociale qui s’impose progressivement aux esprits : le droit au repos. Ils s’appuient, d’une part, sur une critique de plus en plus virulente du monde pressé, d’autre part sur une valorisation sans précédent du confort passif. Il s’agit désormais d’optimiser l’état de repos.

A cet endroit, se dessine une opération extrêmement subtile qui consiste à inventer du mobilier ultra fonctionnel et à ajuster les formes au plus près des besoins supposés du corps humain pour le décharger et le dégager de postures pénibles. A chaque position du corps s’ajuste un équipement sur mesure. Tout est finement réglé, au millimêtre près. En adaptant le mobilier au corps s’éloigne plus ou moins la menace des positions instables et indécises. Place à des formes plus rectilignes, plus ergonomiques et à une nouvelle géométrisation des corps, sous prétexte de confort. Dans les demeures, ce mobilier, aux formes définies, voisine parfois étrangement avec le divan oriental.

Cette réorientation présente d’étroits rapports avec l’avènement des techniques de productions industrielles modernes, dans lesquelles des machines imposent sans relâche la cadence. Entre 1880 et 1914, des études en urbanisme établissent des corrélations sans équivoque entre la nervosité croissante, l’augmentation de la vitesse et l’excès de sollicitations dans les villes modernes. Apparaissent des diagnostics de neurasthénie, en lien avec des états d’épuisement physique et psychique, qui soulignent le manque de repos dans un monde technicisé. Une idée fait bientôt son chemin dans les sanatoriums huppés viennois et berlinois jusqu’aux bâtiments de l’asile : obliger le corps au repos, ce qui signifie, adapter l’espace et s’équiper d’un matériel nouveau pour promouvoir un nouveau paradigme thérapeuthique assuré d’un grand succés dans les décennies suivantes : la cure de repos.

 

(1)- S. Freud, en coll. Avec J.Breuer, [1895], Etudes sur l’hystérie,  Paris, Puf  1956.

(2)- S. Freud, op. cit., p 47.

(3)- S. Freud, op. cit., p 62.

(4)- H. Bernheim, De la suggestion et de ses applications thérapeutiques, Paris, 1891, p 592, Site BNF

(5)- Note de Marie Bonaparte, avril 1938, Musée Freud de Londres, box 33.

(6)- Lydia Marinelli, Die Couch: Vorstellungen eines Möbels, in Tricks der Evidenz, Verlag Turia + Kant, Wien-Berlin, 2009, S.253./a>

(7)- Deutsches Wörterbuch von Jacob und Wilhelm Grimm. Bd. 10, 1, Sp.1400-1401, Leipzig: Hirzel 1905. Site

(8)- Jakob Von Falke, Die Kunst im Hause, Wien: Gerold 1871, S.286-287.

(9)- Cf Konstanze Von Franken, Handbuch des guten Tones und der feinen Sitte. Berlin: Max Hesses Verlag, 1922, S.76.

 

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