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Le cabinet du Professeur Freud

D'une poétique à une politique du divan

Sylviane Lecoeuvre

 

4 - Le divan comme machine à pensées

 

Sous la pression de sa main sur le front, de nouvelles images et de nouvelles pensées incidentes continuent d’affluer, que Freud met en relation avec les symptômes déclarés. Il abandonne rapidement l’artifice de la Druckmethode mais maintient la position allongée sur le divan, vestige du traitement hypnotique, à la recherche de représentations, qui, selon lui, ne peuvent que rester dans l’ombre dans une position assise et forcément contrôlée.(1) Pour le praticien, l’attention se porte maintenant sur les digressions, les pensées annexes, en apparence insignifiantes, ainsi que sur les associations libres. Le vocabulaire pour représenter le cheminement de la mémoire emprunte des tournures particulières et très imagées ; Ainsi il évoque les affects « coinçés » (eingeklemmt), les impressions « écartées » (weggedrängt) et les pensées  « comprimées » (eingezwängt) que le médecin doit faire surgir.

Aussi confortable que puisse être la posture couchée, les pensées ramenées à la conscience s’avèrent majoritairement désagréables avec leur lot de sensations corporelles déplaisantes. Dans ces conditions, le divan offre plus de similitudes avec la table chirurgicale redoutée qu’avec un sopha douillet dans un coin de salon.

Dans les développements ultérieurs de la théorie et de la pratique psychanalytiques, le divan devient assez rapidement le véhicule d’une communication de soi qui s’oriente sur le modèle du rêve. Parallèlement, il est amené à structurer le rapport entre l’analyste et le patient de manière codée.

La passivité accordée à la position horizontale est caractéristique du rêve. Le rêveur se vit comme le protagoniste d’un événement onirique incontrôlable et comme le jouet d’hallucinations nocturnes. Ces hallucinations constituent pour Freud une courroie de transmission avec l’inconscient, dans la mesure où il localise le rêve dans une zone intermédiaire entre un inconscient absolument inaccessible et la conscience. Autrement dit, la position sur le divan, proche de celle du dormeur déploie des potentialités hallucinatoires et facilite, comme le rêve, la communication avec les parties inconscientes.

Obéir à des contraintes de répétition, se fourvoyer dans des rechutes abruptes, tels sont les signes distinctifs des processus psychiques. Ceux-ci ne composent pas un mouvement dirigé vers un but dans une logique d’évolution linéaire, mais sont soumis à des régressions temporelles et formelles. Le rêveur expérimente sans cesse cette régression formelle lorsqu’il transforme les représentations en images visuelles et se réveille en possession d’un scénario quasi-incompréhensible.

Il existe donc un lien fondamental, calqué sur le modèle du rêve, entre la position du corps et la théorie freudienne des processus psychiques.

Par ailleurs, en tant qu’objet dans un dispositif particulier, le divan participe d’une forme inhabituelle de communication avec un autre. L’agencement divan/fauteuil s’écarte d’une situation de dialogue « normal ». Séparé visuellement de l’analyste, le patient allongé dirige son attention sur ses mouvements émotifs intérieurs, ses pensées et les images qui défilent devant ses yeux, tandis qu’un analyste, devenu invisible, reçoit les pensées, les propos et les expressions, sans s’engager dans une direction précise. Pour illustrer cette situation, Freud propose quelques métaphores, parmi lesquelles celle de la communication téléphonique :

« De même que le patient doit raconter tout ce qui lui passe par l’esprit, en éliminant toute objection logique et affective qui le pousserait à choisir, de même le médecin doit être en mesure d’interpréter tout ce qu’il entend afin d’y découvrir tout ce que l’inconscient dissimule et cela sans substituer aux choix auxquels le patient a renoncé, sa propre censure. En résumé, l’inconscient de l’analyste doit se comporter à l’égard de l’inconscient émergeant du malade comme le récepteur téléphonique à l’égard du volet d’appel. De même que le récepteur retransforme en ondes sonores les vibrations téléphoniques qui émanent des ondes sonores, de même l’inconscient du médecin parvient, à l’aide des dérivés de l’inconscient du malade qui parviennent jusqu’à lui, à reconstituer cet inconscient dont émanent les associations fournies ».(2)

Si le divan conserve encore aujourd’hui une place relativement stable dans la psychanalyse, celle-ci, à côté et après Freud, a expérimenté bien d’autres situations thérapeutiques, notamment avec les enfants et surtout une catégorie de patients perçus, à tort ou à raison, comme plus difficiles. Il ne lui est pas toujours aisé de répliquer aux critiques, qui proviennent souvent de son propre « camp » et qui trouvent à redire au dispositif classique. Un des aspects du débat, parmi tant d’autres, concerne la perte de contrôle qui caractériserait la position dite passive et avant tout les aspects supposés asservissants et disciplinaires attribués à un tel dispositif. Freud, de son côté, ne cèdera jamais sur ce qu’il appelle son «  cérémoniel » imposé  pendant les séances.

« Je tiens à ce que le malade s’étende sur un divan et que le médecin soit assis derrière lui de façon à ne pouvoir être regardé. Cet usage a une signification historique, il représente le vestige de la méthode hypnotique d’où est sortie la psychanalyse [….] En général, l’analysé considère l’obligation d’être allongé comme une dure épreuve [….]. Malgré cela, je maintiens cette mesure qui a pour but […] d’isoler le transfert, de telle sorte qu’on le voit apparaitre à l’état de résistance, à un moment donné ».(3)

Une certaine littérature scientifique nous amènerait à penser que l’affaire devient périlleuse lorsqu’on la confie à la réflexion des seuls psychanalystes, tentés de reconduire toujours les mêmes crispations. Les nombreuses contributions écrites qui se sont attelées à interroger le «setting» classique, à proposer des modifications ou à promouvoir une psychanalyse sans divan, s’avèrent, La plupart du temps, fastidieuses à lire ou décevantes, car abordées dans les coordonnées strictement psychanalytiques, comme si la question devait être réglée en famille. Les sociologues, les anthropologues, les artistes et les écrivains, dans des approches extrêmement fines et informées, se sont emparés indirectement de ces problématiques, proposant une autre topographie, une poétique, voire une politique du corps étendu mais reste à savoir comment les psychanalystes se saisissent de ces ouvertures.

L’obligation d’être étendu, si chère à Freud, sera reprise de belle façon dans la poétique surréaliste avec l’espoir que serait réalisable, dans la position couchée, l’avènement d’une révolution esthétique et politique.

 

(1)- F.K. Walter, Über ein « Schutzbett » für erregte Geisteskranke, in: Psychiatrisch-Neurologische Wochenschrift 29 (1908), S.235.

(2)- F. Freud, [1912], Conseils aux médecins sur le traitement psychanalytique, in De la technique psychanalytique, Paris, Puf, 1953, p 66.

(3)- S. Freud, [1913], Le début du traitement psychanalytique, in De la technique psychanalytique, Paris, Puf, 1953, p 93.

 

 

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D'une poétique à une politique du divan

Sylviane Lecoeuvre

 

3 - Cures de repos, lits à vibrations et Sitzmaschinen

 

La tentative d’obtenir des effets psychiques par la mise au repos du corps est sans conteste un des plus grands bouleversements du milieu hospitalier, du moins à Vienne et en Allemagne puisque l’aménagement d’ailes de bâtiments consacrés exclusivement à la cure de repos fait partie intégrante d’une grande réforme thérapeutique qui concerne beaucoup d’hôpitaux psychiatriques et de sanatoriums à la fin du 19ème siècle. L’asile psychiatrique de Vienne construit en 1853 et qui jouxte l’hôpital général (il s’agit de l’hôpital Am Steinhof) se targuait, au tournant du siècle, d’être novateur et à la pointe dans le traitement systématique des affections psychiques par la cure de repos.

 

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Progressivement, cette cure fut élargie à des méthodes complémentaires, des méthodes « corporelles » et des activités occupationnelles, associées à de grandes plages de repos dans des proportions savamment dosées. Pour les praticiens, le repos possédait un fort potentiel dans le traitement des maladies nerveuses. Dans ce contexte, les hypnotiseurs faisaient des expériences sur l’effet apaisant du sommeil provoqué artificiellement, dans lesquelles ils amenaient les malades à un état de plus en plus prolongé qui avait des airs de famille avec le « vrai » sommeil. Cette méthode devait apaiser les « cas » d’hystérie et d’alcoolisme chronique. Ainsi, la position à l’horizontale, encouragée, pour ne pas dire obligatoire, devient la pratique thermale la plus répandue. Dans les asiles publics, la dérive vers des pratiques coercitives était courante mais pratiquement admise. Le lit du malade pouvait, si nécessaire, se transformer en lit à barreaux (Gitterbett), en lit treillissé fermé sur sa partie supérieure, bref, en lit-cage ou en cellule d’isolement. On pouvait également tendre un genre de filet de mailles souples (Netzbett) au dessus du corps allongé, (pour ne pas le blesser), retrécir de façon optimale l’espace et plaquer le corps contre un simple matelas sans que cela ne dérange personne.

 

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23 2Connu d’abord sous l’appelation « Schutzbett », le lit de protection prend en quelques années le nom, pleinement assumé par le corps médical, de «  Irrenbett », soit le lit pour les fous. L’alitement autoritaire du patient était perçu comme un « calmant » mécanique, même si l’intervention restrictive et disciplinaire sur le corps n’échappait pas aux médecins. On suppose que Freud n’a pas approuvé toutes ces techniques, mais qu’il les a bien connues, car il a été l’assistant du médecin-chef de l’asile psychiatrique de Vienne, Theodor Meynert, entre 1882 et 1886.

 Une utilité pédagogique était accordée à l’isolement et au lit sécurisé par un grillage, comme le révèle une revue médicale de 1908. Un médecin se demande en effet « si un moyen entravant (comme le lit à barreaux) est ressenti par le malade comme une mesure coercitive […] ou s’il amène le malade à renoncer de lui-même à tout mouvement »(1) . Dans les faits, les praticiens ne pouvaient pas apporter de réponse univoque car ce qui avait un effet apaisant sur l’état d’agitation chez un malade décuplait chez l’autre des accès de violence liés à la contrainte.

Le régime pénible fait d’isolement et de repos forcé constituait la pierre angulaire de la thérapie, couplée à des mesures médicamenteuses, diététiques et physiothérapiques. Ce contrôle de l’excitabilité s’étendait également à une surveillance sur les lectures du soir. Les sanatoriums et les hôpitaux étaient amenés à vérifier le contenu des lectures, à en rythmer la durée ou à les interdire. Compte tenu de la difficulté à effectuer une surveillance sans faille, la solution idéale était de mettre à disposition des malades une bibliothèque sur mesure…

Freud lui-même, dans sa pratique en dehors des murs de l’hôpital, préconisait également la cure de repos, associée à une cure de suralimentation selon la méthode de Weir-Mitchell, dans une combinaison savante avec la méthode cathartique développée par Breuer au milieu des années 1880.(2) L’état de repos, dans un environnement contrôlé par le médecin devait empêcher le déferlement de nouvelles impressions et renforcer physiquement les malades. Le lit fermé de l’hôpital, la chaise longue de la cure thermale, mais également le sopha des salons privés dont Freud était familier lors des visites à ses patientes sont unanimement perçus comme des lieux-refuges contre les influences jugées nocives de l’extérieur. Dans ces années, Freud partage avec la médecine hospitalière cette représentation courante selon laquelle il existerait un rapport de cause à effet entre l’environnement, le style de vie des patients et les affections nerveuses.

Du côté des hôpitaux et des sanatoriums, même si une certaine importance était accordée à l’influence de l’environnement sur les patients, la vision des troubles nerveux restait mécaniste, déterministe et fondée sur des bases physiologiques. Toute une réflexion s’engage pour exploiter au mieux les diverses fonctionnalités latentes du lit. Les années 1900 ouvrent la voie à une nouvelle méthode, complémentaire à la cure de repos et totalement euphorisante : une thérapeutique « machinique » avec l’invention extravagante du lit à vibrations.

 

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C’est dans le magnifique et très chic sanatorium « protocubiste » et flambant neuf de Purkersdorf, dans les environs de Vienne que Max Herz développe ce lit thérapeutique afin «  d’apaiser les nerfs ».

Le principe est relativement simple. Les secousses fabriquées artificiellement étaient censées exercer leurs effets sur des patients allongés, comparables aux effets produits par les secousses d’un train en marche. Une telle invention s’appuie sur des observations courantes dans la littérature médicale qui affirmait que les troubles du sommeil s’atténuent lors des voyages en train.

 

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Imaginer une telle machine peut paraitre quelque peu excentrique. Encore convient-il de restituer un peu plus finement le contexte culturel qui encourage ce style de construction. En effet, le sanatorium de Purkersdorf, construit en 1904, est en lui-même une véritable œuvre d’art, un fleuron de l’architecture viennoise. Or, l’architecte, Joseph Hoffmann, qui en est à l’initiative est également designer, avec des réalisations très audacieuses et modernes. Cofondateur de la Sécession viennoise avec Otto Wagner, Il s’illustre notamment par la création de mobilier d’ameublement de très grande qualité destinée à une production de série. Pour mener à bien ses projets, il crée les ateliers viennois (Wiener Werkstätte) et peaufine son concept d’œuvres d’art totales (Gesamtkunstwerke). Le mouvement viennois se donne pour objectif de joindre l’esthétique au fonctionnel et à l’utilitaire, ce que reconduira le Bauhaus allemand quinze ans plus tard.

Tandis que le médecin Herz cherche à généraliser son lit à vibrations, Joseph Hoffmann, en 1905, crée sa célèbre « Sitzmaschine » (machine pour s’asseoir). Produite en série limitée par la société Jacob & Joseph Kohn jusqu’en 1916, elle était justement destinée, à l’origine, pour le sanatorium viennois. D’inspiration industrielle, la Sitzmaschine était d’un prix exhorbitant, donc réservée à une clientèle très fortunée ou aux établissements sanitaires luxueux, ce qu’était évidemment le sanatorium de Purkersdorf. Le dossier réglable s’incline grâce à un système de boules de hêtre soutenant une barre transversale. En plus de leur aspect esthétique et moderne, ces boules de bois jouent le rôle de stabilisateur et de renforcement des assemblages.

 

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Max Herz avait indicutablement une certaine sympathie pour la méthode cathartique, telle que la pratiquait Breuer mais avec une différence de taille : il se passait des associations du malade. Il traitait donc les troubles du sommeil ou de l’alimentation comme n’importe quelle autre affection nerveuse. Assis derrière son bureau, il cherchait avant tout à persuader ses patients de l’inocuité de leur souffrance à grand renfort de morale, comme il était d’usage, ou leur proposait sa désormais fameuse thérapie mécanique. La reproduction technique des secousses d’un wagon-lit se résumait globalement à tenter de renforcer la psyché par l’alternance de mouvements actifs ou passifs du corps. Malgré ses vertus supposées apaisantes, il va sans dire que ce dispositif fermait totalement l’accès aux représentations, aux pensées et aux sentiments du malade.

Au même titre que les membres de la très bonne bourgeoisie, qui flairait et redoutait la puissance érotique des sofas trônant dans leur propre salon, Freud considérait, dans les années 1895, que les représentations qui surgissaient sur son divan thérapeutique constituaient des facteurs perturbateurs. Le risque pour les patients ainsi « alités » était de « tomber dans des rêveries nuisibles » et de s’empêtrer encore davantage dans leur malheur. Critique, mais non sans ambivalence par rapport aux options hospitalières qui prônaient l’isolation, la séparation avec le milieu familier et la cure de repos obligatoire, Freud voyait dans ce régime radical un certain danger : celui d’asseoir une véritable hégémonie du monde interne avec une perte totale du contrôle sur la conscience. Il lui faudra encore tâtonner pour comprendre que la perte de contrôle sur la conscience est le moteur de la cure analytique.

Avant que Mme Benvenisti ne lui fasse don de son divan en 1889, Freud possède un divan ottoman pour les méthodes courantes à l’époque. Sur cet ottoman et en état de transe, les patients étaient censés mobiliser leur mémoire et rappeler les représentations soustraites à leur conscience, à l’origine des troubles psychiques. Devant les résultats décevants et pour des raisons d’ordre théorique, Freud abandonne l’influence hypnotique et exhorte dès lors ses patientes à fermer les yeux « pour se concentrer ». Lors de son travail en commun avec Breuer, il développe, pour une durée provisoire, la méthode de la pression (Druckmethode) qui consiste à apposer une main sur le front des jeunes femmes, ceci afin de les amener jusqu’aux représentations supposées être à l’origine de l’affection. Ce geste s’accompagne d’un autre mouvement et annonce déjà le « cérémonial » analytique, à savoir le passage systématique du médecin derrière le malade. Avec cette modification, le divan se transforme en machine à se concentrer, à penser et à produire de la connaissance.

 

(1)- F.K. Walter, Über ein « Schutzbett » für erregte Geisteskranke, in: Psychiatrisch-Neurologische Wochenschrift 29 (1908), S.235.

(2)- S. Freud, op. cit. , p 215.

 

 

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D'une poétique à une politique du divan

Sylviane Lecoeuvre

 

2 - Divan universel, cabinet médical et art de l'ameublement

 

Avant même la naissance de la psychanalyse, le divan, qu’il soit appelé lit de repos, canapé ou sofa fait déjà partie intégrante de l’arsenal et des méthodes plus ou moins efficaces pour traiter des affections psychiques. Au début de son activité de neurologue, Freud a recours à toute une gamme de procédés thérapeutiques couramment proposés, qui vont de l’hydro à l’éléctrothérapie, en passant par les massages et les médicaments jusqu’au traitement moral et la thérapie de suggestion hypnotique.

Dans cette palette, l’hydrothérapie nécessite l’espace vaste des cures thermales ou des sanatoriums, lesquels s’adressent aux familles bourgeoises fortunées.

Deux grandes approches, assez antagonistes, dominent les méthodes de traitement de maladies nerveuses comme les états nerveux de faiblesse, les pensées obsédantes et les folies hypocondriaques. Une première, très courante, qui consiste à agir directement sur le corps dans l’espoir d’obtenir une amélioration de l’état psychique et une autre où l’axiome est inversé : il s’agit d’influencer le malade par le recours à des exhortations, des suggestions et des injonctions sous hypnose. Le corps n’est donc plus conçu comme cause des affections psychiques mais il possède en revanche des qualités figuratives et expressives, au point que les perturbations physiques peuvent être lues comme « représentatives » et secondaires aux affections psychiques.

Au tournant du siècle, les patientes que Freud rencontre, manifestent des réactions organiques extrêmement sévères, accompagnées de douleurs inexpliquées et de paralysies dramatiques. Dans bien des cas, les troubles sont tellement sévères que la mobilité des patientes est réduite et qu’elles sont donc condamnées à rester confinées à la sphère domestique et dans le cercle familial. Isolées entre les murs d’un salon en compagnie des père, mère, époux et enfant(s), les malades sont parfois impliquées dans un jeu réciproque funeste avec l’entourage. Incapables de se déplacer, Freud leur rend donc visite donc dans leur environnement habituel. A la fin du 19ème siècle, sauf exception, il était clairement malvenu pour les femmes, mariées ou pas, de recevoir des étrangers dans la chambre à coucher. Quand, en 1889, Freud rencontre Frau Emmy Von N .., 40 ans, dont il a consigné les étapes évolutives du traitement dans les Études sur l’hystérie(1) , c’est donc au domicile de celle-ci, dans un salon au decorum typiquement viennois avec ses boiseries, ses lourdes tentures au mur et ses draperies étouffantes. Ce monde exigü devient bientôt un scénario menaçant que le rêve transforme en bestiaire. Pour Emmy Von N.., qui souffre de troubles de la parole et de douleurs dans tout le corps, la pièce dans laquelle elle espérait se rétablir (elle a emmenagé à Vienne six semaines plus tôt) se transforme en visions de cauchemar. Plongée par Freud dans un sommeil hypnotique, elle évoque un rêve dans lequel « les pieds des chaises et les dossiers des fauteuils étaient tous des serpents, un monstre à tête de vautour l’avait becquetée et mordue par tout le corps ».(2)

Lors d’une de ses premières visites, Freud note que sa patiente « était étendue, les traits contractés, sur un divan (Pölstermöbel), ne cessant de se contorsionner, se prenant la tête entre les mains et prononçant en même temps d’un ton suppliant le nom d'« Emmy » qui était le sien et celui de sa fille ainée ».(3)

Cet état d’imbroglio sans issue, elle le qualifie de « tempête sous le crâne » (Sturm im Kopf). L’expérience d’impuissance totale, à laquelle elle succombe dans un labyrinthe de souvenirs, est totalement règlée sur la position passive sur le divan. Le compte rendu de Freud permet en outre de savoir que le traitement par hypnose, pour sa patiente, est accompagné de bains chauds et de massages bi-quotidiens. Pour venir à bout de ces « tempêtes sous le crâne » les médecins n’hésitaient donc pas à mettre à contribution un accessoire qui appartenait principalement à l’art de l’habitat bourgeois.

La pratique du tête-à-tête était peu courante à l’époque, en raison notamment du contexte érotique dont on entourait volontiers l’hypnose. Bernheim préconisait d’ailleurs de ne provoquer le sommeil qu’en présence d’un tiers autorisé, parent, mari ou père, afin de prévenir ainsi toute supposition fâcheuse, toute accusation ultérieure, tout soupçon de tentative qui n’aurait pas pour but le soulagement de la patiente(4). Si dans les faits, Freud ne s’entoure pas de telles précautions pratiques, il n’est pas indifférent de noter, en rapport avec les mêmes motifs, qu’il réintroduit à sa manière un « tiers » puisque c’est à une « dritte Person » qu’il relie, dès les Etudes sur l’hystérie, les manifestations d’amour de transfert de ses patientes.

Le divan de Freud, aujourd’hui exposé au Musée Freud de Londres, conjugue d’une manière exemplaire les différentes fonctions qui caractérisent cet objet d’ameublement au début du 20ème siècle. De qualité douteuse, Freud l’emporte néanmoins avec lui en Angleterre et c’est Marie Bonaparte qui en organise le transport, fort onéreux, en 1938. Dans une notice conservée à Londres, le lecteur apprend qu’elle s’était adressée à Martha pour obtenir quelques renseignements :

« Madame Freud m’informa que le divan psychanalytique (que Freud emmènera à Londres) leur avait été offert par une patiente reconnaissante, Mme Benvenisti, en 1890, lorsqu’ils habitaient déjà au 19, Berggasse à l’étage inférieur et celui juste au dessus. Ce n’est que plus tard qu’ils l’ont installé dans l’appartement actuel du professeur et qu’ils ont occupé tout l’étage »(5).

Les informations disponibles ne nous permettent pas de savoir si ce cadeau a été exclusivement utilisé dans un dispositif médical ou s’il a fait provisoirement partie de l’aménagement intérieur de la famille mais des archives médicales viennoises nous autorisent à désigner les différentes fonctions qui, à l’époque, reviennent aux divans : ils correspondent aussi bien à l’art de l’habitat bourgeois qu’à l’aménagement standard d’un cabinet de médecin, après détournement de leur fonction première. Lydia Marinelli réussit à retrouver un document daté de 1910, qui est à ce titre emblématique : il s’agit d’un bon de commande, issu d’un catalogue, en vue de vendre aux jeunes médecins, croquis à l’appui, du matériel « approprié». Le commentaire qui vante les qualités du produit est savoureux si on le restitue dans son intégralité.

08 1« Divan de consultation universel (universal-Untersuchungsdivan). Modèle MW, de la meilleure fabrication dans des matériaux nouveaux= 400 exemplaires disponibles, ajustable à toute consultation et éventuellement à des situations d’opération-utilisable comme divan (Divan), comme table plane, comme siège de consultation gynécologique- équipement particulièrement approprié pour un cabinet médical. Toutes les parties mécaniques sont dissimulées, si bien que le divan, en position de repos, ressemble à l’ameublement habituel, aussi bien dans la forme que dans la présentation. Une innovation essentielle dans ce modèle réside dans le mécanisme de réglage automatique des trois niveaux articulés = pas de gêne (Klemmen), pas de panne (Versagen), pas de risque de retomber brutalement en arrière (kein zufälligen Zurückfallen). La partie horizontale du divan est équipée d’un matelas ((Pölsterung) recouvert d’une housse lavable dans un textile solide. Le divan de consultation possède environ 20 niveaux différents d’élévation sans aucune butée ainsi qu’un dossier et une assise réglables pour les consultations gynécologiques. Sont prévues des gouttières pour l’arrière des genoux ainsi que des appuis réglables pour les pieds avec une possibilité d’ajuster l’écartement, le tout dans une finition soigneuse. Une cuvette en nickel est prévue. Le prix comprend tous les accessoires. Aucun supplément n’est demandé ! M-155 »(6).

Malgré les efforts de présentation pour promouvoir l’objet en question, il n’en demeure pas moins que ce véritable ramasse-poussière est totalement anachronique car le même catalogue donne à voir des équipements où domine la blancheur argentée du nickel, faciles à entretenir et qui correspondent aux nouvelles normes d’hygiène. Ce matériel aseptique et la « technicisation » du mobilier indiquent explicitement la direction qu’empruntera la médecine au cours de son évolution et laissant derrière elle l’atmosphère des salons typique d’une époque.

Dans la présentation du « divan universel », la dissimulation des parties techniques sous des tissus d’ameublement est évidemment un argument de vente imparable pour les constructeurs. En effet, la convention de recouvrir le divan d’un tapis oriental s’était massivement imposée dans les salons du 19ème siècle. La meilleure façon d’imposer cette machine dépliable multiforme, véritable insecte mécanique, capable de contraindre le corps à toutes les postures asservissantes, est donc d’en camoufler les fonctions effrayantes derrière des atours innocemment charmants et familiers. Il va sans dire que les constructeurs apportaient un soin minutieux pour reproduire ou imiter sur les « housses lavables » les brocarts, les arabesques et les motifs orientaux les plus apaisants. Le malade se voit propulsé dans un monde qui se partage deux sphères, une sphère physiologique, dominée par la technique et une sphère psychologique qui a recours aux artefacts de la vie domestique pour endiguer la peur liée à la médecine intrusive. C’est pourquoi le caractère privé de l’espace devait être accentué.

Parallèlement à sa fonction « contraphobique » dans ce cas précis, le charme accordé au mobilier domestique renvoie à bien d’autres expériences vécues sur le divan.

Au cours de sa pratique, Freud laissa ses patients, calés dans des coussins, prendre des positions proches de la position assise, comme on peut le voir sur les célèbres photos prises en 1938 par Engelman, qui s’apparentent à celles d’un lecteur sur un divan. La posture mi-allongée, mi-assise, considérée dans la Grèce antique comme aristocratique et convenable socialement est réinterprétée dans des coordonnées et des représentaions sociales totalement autres à la fin du 19ème siècle, même si le divan est toujours au goût du jour.

 

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Par sa proximité avec le sommeil et la sexualité, cette position instable réveille les inquiètudes, une sorte d’intranquilité jusque-là absente. Une des raisons majeures est le déferlement massif et intempestif, dans la deuxième moitié du 19ème siècle, de multiples variantes du divan, avec des formes indéfinissables, rembourrées, capitonnées, agrémentées de nombreux coussins qu’on ne peut fixer. Que ce soient des sofas, des canapés ou des lits de repos peu encombrants ou surdimentionnés, ils ont la particularité d’être fabriqués « diwanartig », c’est- à- dire à « la mode du diwan oriental ». Qu’on les appelle sofas, ottomans ou divans, peu importe à vrai dire ; ils sont, pour la plupart, fabriqués en série avec une touche pseudo-turque. Ils ne promeuvent plus une position assise univoque et pourraient donc encourager la mollesse, d’où l’extrême méfiance par rapport à la tentative d’introduire des éléments orientaux dans l’habitat occidental. Dans le mot Divan ou Diwan, parfois employé par les premiers psychanalystes et Freud lui-même, résonne l’écho de sa provenance orientale et de sa fonction sociale. Le mot Diwan d’origine persane, désigne en Orient aussi bien une assemblée qu’une sorte de couche constituée d’un matelas d’une étoffe plus ou moins simple avec plusieurs coussins.

Ce n’est pas seulement la pose ambigüe mi-allongée mi-couchée qui réveille la méfiance bourgeoise mais également les coussins, les capitonnages et l’introduction de la notion de confort perçue comme une caractéristique mentale peu honorable de la classe moyenne. Il est jusque- là impossible pour la classe bourgeoise aisée de concevoir que les fonctions de commodité et de confort puissent œuvrer ensemble de façon bénéfique.

Dans les dictionnaires du 18ème jusqu’au 20ème siècle, le divan est explicitement considéré comme un meuble exclusivement oriental. Sous le nom de sopha ou sofa, le très moralisant dictionnaire des frêres Grimm donne la définition suivante :

« Mot du Levant pour désigner un objet qui à la fin du 17ème siècle est connu en Occident et en Allemagne et qui est décrit comme oriental= Le sofa est dans le Levant une sorte de lit, aménagé le long des murs, sous les fenêtres et qui occupe l’espace d’une cloison à l’autre, sur lequel on peut s’asseoir ou dormir ».(7)

La carrière très longue du divan à l’époque moderne se déroule sous le signe des « turqueries » et de l’orientalisme, en vogue au 18ème siècle, après la traduction des Mille et une nuits et la création du Recueil Ferriol qui produisent un imaginaire de l’Orient. Cet imaginaire, au 19ème siècle, devient une sorte de rêve collectif. La bourgeoisie fortunée meuble ce rêve, fabriqué sous le signe d’époques révolues et de contrées lointaines, en achetant des sofas pseudo ottomans, comme Freud a pu en voir lors de l’exposition universelle de Vienne en 1873.

 

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L’orientalisation de l’ameublement et son importation produisent un Orient interne totalement déconnecté de ses index géograhique et historique. En perdant le souvenir de l’origine spécifique du divan, l’acheteur occidental s’évite d’avoir à choisir un style, ce que relève, dès 1870 et très judicieusement Jacob Von Falke, historien de l’art :

« Il y a une solution sur laquelle nous pouvons nous appuyer pour échapper à toutes les difficultés, dans la mesure où nous adoptons le principe de concevoir les sièges et les sophas à la mode du divan oriental en les recouvrant de coussins. Ainsi, nous ne mettons aucun style en conflit. Nous avons du mobilier passe-partout. Avec ses lignes douces et indéterminées, le divan se fond dans n’importe quel environnement, s’adapte à chaque mur, à chaque coin, s’adapte si on peut dire à n’importe quel style et si nous nous posons la question du confort recherché, rien ne peut égaler celui du divan ».(8)

La signification sexuelle du sopha qui pénètre massivement dans les foyers aurait pu rester toute subliminale, si elle n’avait prospéré sous l’observance d’un certain genre prude, à savoir la littérature bienséante, dont les consignes strictes éveillent bien des soupçons chez les jeunes filles concernées. Le sopha y apparait comme un lieu risqué. Il est conseillé de le réserver, si possible, aux dames âgées, tandis que les messieurs devront se contenter de chaises...Les manuels rappellent avec fermeté que la position allongée est à proscrire en présence des invités et qu’elle est « un cas d’exception », la règle étant la position assise, référée à la verticalité.(9)

Bien vite cependant, les industriels et les constructeurs comprennent que la reproduction en série de l’ameublement intérieur est capable non seulement de faire éclater les signaux univoques de réussite sociale mais qu’ils peuvent aussi tirer bénéfice d’une revendication individuelle et sociale qui s’impose progressivement aux esprits : le droit au repos. Ils s’appuient, d’une part, sur une critique de plus en plus virulente du monde pressé, d’autre part sur une valorisation sans précédent du confort passif. Il s’agit désormais d’optimiser l’état de repos.

A cet endroit, se dessine une opération extrêmement subtile qui consiste à inventer du mobilier ultra fonctionnel et à ajuster les formes au plus près des besoins supposés du corps humain pour le décharger et le dégager de postures pénibles. A chaque position du corps s’ajuste un équipement sur mesure. Tout est finement réglé, au millimêtre près. En adaptant le mobilier au corps s’éloigne plus ou moins la menace des positions instables et indécises. Place à des formes plus rectilignes, plus ergonomiques et à une nouvelle géométrisation des corps, sous prétexte de confort. Dans les demeures, ce mobilier, aux formes définies, voisine parfois étrangement avec le divan oriental.

Cette réorientation présente d’étroits rapports avec l’avènement des techniques de productions industrielles modernes, dans lesquelles des machines imposent sans relâche la cadence. Entre 1880 et 1914, des études en urbanisme établissent des corrélations sans équivoque entre la nervosité croissante, l’augmentation de la vitesse et l’excès de sollicitations dans les villes modernes. Apparaissent des diagnostics de neurasthénie, en lien avec des états d’épuisement physique et psychique, qui soulignent le manque de repos dans un monde technicisé. Une idée fait bientôt son chemin dans les sanatoriums huppés viennois et berlinois jusqu’aux bâtiments de l’asile : obliger le corps au repos, ce qui signifie, adapter l’espace et s’équiper d’un matériel nouveau pour promouvoir un nouveau paradigme thérapeuthique assuré d’un grand succés dans les décennies suivantes : la cure de repos.

 

(1)- S. Freud, en coll. Avec J.Breuer, [1895], Etudes sur l’hystérie,  Paris, Puf  1956.

(2)- S. Freud, op. cit., p 47.

(3)- S. Freud, op. cit., p 62.

(4)- H. Bernheim, De la suggestion et de ses applications thérapeutiques, Paris, 1891, p 592, Site BNF

(5)- Note de Marie Bonaparte, avril 1938, Musée Freud de Londres, box 33.

(6)- Lydia Marinelli, Die Couch: Vorstellungen eines Möbels, in Tricks der Evidenz, Verlag Turia + Kant, Wien-Berlin, 2009, S.253./a>

(7)- Deutsches Wörterbuch von Jacob und Wilhelm Grimm. Bd. 10, 1, Sp.1400-1401, Leipzig: Hirzel 1905. Site

(8)- Jakob Von Falke, Die Kunst im Hause, Wien: Gerold 1871, S.286-287.

(9)- Cf Konstanze Von Franken, Handbuch des guten Tones und der feinen Sitte. Berlin: Max Hesses Verlag, 1922, S.76.

 

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Le cabinet du Professeur Freud

D'une poétique à une politique du divan

Sylviane Lecoeuvre

 

1-Introduction

 

Au cours du 20ème siècle le divan n’est pas seulement devenu le symbole par excellence de la psychanalyse. Dans l’orthodoxie freudienne, il est un des « marqueurs » qui en légitimerait la pratique. Jamais aucune autre école de pensée, aucune autre discipline que la psychanalyse n’a été aussi fortement identifiée à un objet tous comptes faits banal, soit un simple accessoire d’ameublement. Bien que la théorie et la pratique aient connu de nombreuses évolutions après la mort de Freud, le divan reste encore aujourd’hui une sorte de carte d’identité professionnelle explicite. En raison de son lien avec Freud, il déclenche un florilège d’images dans la culture populaire mais la psychanalyse, de son côté, vit également sur ses qualités iconiques. En d’autres termes, si les psychanalystes ne disposaient pas d’un moyen d’expression aussi simple en apparence, leur discipline ne serait peut-être pas entrée dans la mémoire contemporaine. Cependant, dans la mesure où il représente, pour la plupart des analysants et des praticiens, la griffe, la signature indélébile d’une expérience thérapeutique innovée par Freud, peu de chercheurs se sont aventurés dans une entreprise, nettement moins évidente, qui consiste, d’une part, à mettre cet objet en tant que tel au centre des réflexions et d’autre part, à traçer la généalogie du divan bien avant 1900. Par ailleurs, la remarquable continuité entre l’aménagement intérieur du cabinet d’un médecin au tournant du 20ème siècle et du cabinet actuel d'un psychanalyste ne peut absolument pas être expliquée par un seul «  retour à Freud », nostalgique ou fétichiste.

 

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Dans ces conditions, des questions fondamentales relatives au divan, à la pratique et à la théorie psychanalytiques persistent : pourquoi cet objet, pièce maitresse du salon bourgeois, qui a connu des formes et des appellations variables au fil du temps - Ruhebett ou lit de repos, canapé, daybed, ottoman, sofa, divan ou Couch - fait-il ses preuves comme «levier» thérapeutique ? Corollairement, pourquoi reconnait-on à la position couchée, dite passive, le pouvoir extravagant de produire activement du savoir et des connaissances ?

De façon plus déterminante encore, le basculement des corps dans « l’horizontalité » opéré par la contrainte du divan oblige à reconsidérer sérieusement, aujourd’hui encore, ce qu’il en est, en termes anthropologique et politique des systèmes univoques de quadrillage et de géométrisation autoritaires des corps. Si les mémoires publiées en 1956 par Hilda Doolittle, la très érudite patiente américaine que Freud a reçue dans les années 30, apportent quelques éléments précieux de réponse à ce sujet, le lecteur ne trouve chez Freud aucun développement ou questionnement exogène à la stricte situation transférentielle et psychanalytique.

Dans les années 1900, quiconque met en lien le divan avec l’émergence de la pensée peut s’attendre au scepticisme et à une riposte féroce.  Theodor Adorno, qui flaire dans le divan du psychanalyste la détrônisation pure et simple de la philosophie, n’aura de cesse d’affirmer que les paroles et les pensées dépliées sur le divan de Freud ne se différencient guère des discussions bavardes, des « causeries » dans les salons ou des commérages colportés par des belle-mères aigries et vieillissantes.

Mais justement, ce que fera valoir Lydia Marinelli, dans sa dernière grande exposition de mai 2006, c’est que le divan produit , par sa présence, une série de rapports paradigmatiques entre l’habitat bourgeois, les secrets de famille et les approches du monde psychique.

Sollicité très tardivement par la municipalité de Vienne pour commémorer le 150ème anniversaire de la naissance de Freud, le Musée Sigmund Freud propose, de mai à novembre 2006, une exposition autour de cet objet mythique, intitulée Die Couch, Vom Denken im Liegen. Exposition ambitieuse mais discrète, si on la compare au torrent de festivités qui innondent simultanément la capitale autrichienne, consacrées au 250ème anniversaire de l’enfant chéri, Wolfgang Amadeus Mozart.

 

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Tirée au cordeau, l’exposition ne se donne pas pour objectif de construire ou d’interroger une métapsychologie du dispositif divan/fauteuil dans les débats récurrents avec le dispositif face à face. Il s’agit bien pour Lydia Marinelli, conservatrice au 19, Berggasse, de puiser dans les archives et de renouveler l’historiographie de la psychanalyse en abordant la question du divan dans sa stricte matérialité. Pour relever le gant, elle n’hésitera pas à élargir son spectre de recherche, à imbriquer l’histoire de l’art, la littérature et la philosophie dans une tradition essentiellement germanique. En tant qu’historienne des sciences, elle porte une attention particulière à l’évolution et la migration des différentes techniques thérapeutiques et expérimentales entre les sanatoriums, les hôpitaux psychiatriques et la pratique de cabinet, mises en oeuvre pour traiter les troubles psychiques dans le monde germanophone du 19ème siècle. Parallèlement à ses ambitions scientifiques, l’exposition tente de répondre à une question constante des visiteurs, pas toujours avertis, étonnés, souvent déçus de ne pas trouver à Vienne le fameux divan. Parti à londres après le départ de Freud devant la menace hithlérienne en 1938, il laissera une ombre sur le parquet du cabinet viennois, repérée par Engelman après la guerre, malheureusement totalement « lessivée » lors des travaux de rénovation qui succèdent à l’inauguration du Musée en 1971. Une semaine avant l’ouverture de l’exposition, Lydia Marinelli déclare aux journalistes dans le style qui lui est propre : « les choses qui manquent font davantage réfléchir que celles qui sont présentes ».

 

 

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