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Le cabinet du Professeur Freud

D'une poétique à une politique du divan

Sylviane Lecoeuvre

 

4 - Le divan comme machine à pensées

 

Sous la pression de sa main sur le front, de nouvelles images et de nouvelles pensées incidentes continuent d’affluer, que Freud met en relation avec les symptômes déclarés. Il abandonne rapidement l’artifice de la Druckmethode mais maintient la position allongée sur le divan, vestige du traitement hypnotique, à la recherche de représentations, qui, selon lui, ne peuvent que rester dans l’ombre dans une position assise et forcément contrôlée.(1) Pour le praticien, l’attention se porte maintenant sur les digressions, les pensées annexes, en apparence insignifiantes, ainsi que sur les associations libres. Le vocabulaire pour représenter le cheminement de la mémoire emprunte des tournures particulières et très imagées ; Ainsi il évoque les affects « coinçés » (eingeklemmt), les impressions « écartées » (weggedrängt) et les pensées  « comprimées » (eingezwängt) que le médecin doit faire surgir.

Aussi confortable que puisse être la posture couchée, les pensées ramenées à la conscience s’avèrent majoritairement désagréables avec leur lot de sensations corporelles déplaisantes. Dans ces conditions, le divan offre plus de similitudes avec la table chirurgicale redoutée qu’avec un sopha douillet dans un coin de salon.

Dans les développements ultérieurs de la théorie et de la pratique psychanalytiques, le divan devient assez rapidement le véhicule d’une communication de soi qui s’oriente sur le modèle du rêve. Parallèlement, il est amené à structurer le rapport entre l’analyste et le patient de manière codée.

La passivité accordée à la position horizontale est caractéristique du rêve. Le rêveur se vit comme le protagoniste d’un événement onirique incontrôlable et comme le jouet d’hallucinations nocturnes. Ces hallucinations constituent pour Freud une courroie de transmission avec l’inconscient, dans la mesure où il localise le rêve dans une zone intermédiaire entre un inconscient absolument inaccessible et la conscience. Autrement dit, la position sur le divan, proche de celle du dormeur déploie des potentialités hallucinatoires et facilite, comme le rêve, la communication avec les parties inconscientes.

Obéir à des contraintes de répétition, se fourvoyer dans des rechutes abruptes, tels sont les signes distinctifs des processus psychiques. Ceux-ci ne composent pas un mouvement dirigé vers un but dans une logique d’évolution linéaire, mais sont soumis à des régressions temporelles et formelles. Le rêveur expérimente sans cesse cette régression formelle lorsqu’il transforme les représentations en images visuelles et se réveille en possession d’un scénario quasi-incompréhensible.

Il existe donc un lien fondamental, calqué sur le modèle du rêve, entre la position du corps et la théorie freudienne des processus psychiques.

Par ailleurs, en tant qu’objet dans un dispositif particulier, le divan participe d’une forme inhabituelle de communication avec un autre. L’agencement divan/fauteuil s’écarte d’une situation de dialogue « normal ». Séparé visuellement de l’analyste, le patient allongé dirige son attention sur ses mouvements émotifs intérieurs, ses pensées et les images qui défilent devant ses yeux, tandis qu’un analyste, devenu invisible, reçoit les pensées, les propos et les expressions, sans s’engager dans une direction précise. Pour illustrer cette situation, Freud propose quelques métaphores, parmi lesquelles celle de la communication téléphonique :

« De même que le patient doit raconter tout ce qui lui passe par l’esprit, en éliminant toute objection logique et affective qui le pousserait à choisir, de même le médecin doit être en mesure d’interpréter tout ce qu’il entend afin d’y découvrir tout ce que l’inconscient dissimule et cela sans substituer aux choix auxquels le patient a renoncé, sa propre censure. En résumé, l’inconscient de l’analyste doit se comporter à l’égard de l’inconscient émergeant du malade comme le récepteur téléphonique à l’égard du volet d’appel. De même que le récepteur retransforme en ondes sonores les vibrations téléphoniques qui émanent des ondes sonores, de même l’inconscient du médecin parvient, à l’aide des dérivés de l’inconscient du malade qui parviennent jusqu’à lui, à reconstituer cet inconscient dont émanent les associations fournies ».(2)

Si le divan conserve encore aujourd’hui une place relativement stable dans la psychanalyse, celle-ci, à côté et après Freud, a expérimenté bien d’autres situations thérapeutiques, notamment avec les enfants et surtout une catégorie de patients perçus, à tort ou à raison, comme plus difficiles. Il ne lui est pas toujours aisé de répliquer aux critiques, qui proviennent souvent de son propre « camp » et qui trouvent à redire au dispositif classique. Un des aspects du débat, parmi tant d’autres, concerne la perte de contrôle qui caractériserait la position dite passive et avant tout les aspects supposés asservissants et disciplinaires attribués à un tel dispositif. Freud, de son côté, ne cèdera jamais sur ce qu’il appelle son «  cérémoniel » imposé  pendant les séances.

« Je tiens à ce que le malade s’étende sur un divan et que le médecin soit assis derrière lui de façon à ne pouvoir être regardé. Cet usage a une signification historique, il représente le vestige de la méthode hypnotique d’où est sortie la psychanalyse [….] En général, l’analysé considère l’obligation d’être allongé comme une dure épreuve [….]. Malgré cela, je maintiens cette mesure qui a pour but […] d’isoler le transfert, de telle sorte qu’on le voit apparaitre à l’état de résistance, à un moment donné ».(3)

Une certaine littérature scientifique nous amènerait à penser que l’affaire devient périlleuse lorsqu’on la confie à la réflexion des seuls psychanalystes, tentés de reconduire toujours les mêmes crispations. Les nombreuses contributions écrites qui se sont attelées à interroger le «setting» classique, à proposer des modifications ou à promouvoir une psychanalyse sans divan, s’avèrent, La plupart du temps, fastidieuses à lire ou décevantes, car abordées dans les coordonnées strictement psychanalytiques, comme si la question devait être réglée en famille. Les sociologues, les anthropologues, les artistes et les écrivains, dans des approches extrêmement fines et informées, se sont emparés indirectement de ces problématiques, proposant une autre topographie, une poétique, voire une politique du corps étendu mais reste à savoir comment les psychanalystes se saisissent de ces ouvertures.

L’obligation d’être étendu, si chère à Freud, sera reprise de belle façon dans la poétique surréaliste avec l’espoir que serait réalisable, dans la position couchée, l’avènement d’une révolution esthétique et politique.

 

(1)- F.K. Walter, Über ein « Schutzbett » für erregte Geisteskranke, in: Psychiatrisch-Neurologische Wochenschrift 29 (1908), S.235.

(2)- F. Freud, [1912], Conseils aux médecins sur le traitement psychanalytique, in De la technique psychanalytique, Paris, Puf, 1953, p 66.

(3)- S. Freud, [1913], Le début du traitement psychanalytique, in De la technique psychanalytique, Paris, Puf, 1953, p 93.

 

 

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