La caméra de Lehrman et le divan de Freud
Un nouveau genre cinématographique
La psychanalyse, bonne à tout faire de la psychiatrie
Avant que n’éclate l’affaire Reik en 1925, Freud analysait de nombreux américains qui, appuyés entre autres par Brill, séjournaient parfois plusieurs années à Vienne pour se soigner, approfondir leur formation ou devenir psychanalyste. De retour aux USA, certains d’entre eux s’établissaient en qualité d’analystes non médecins suscitant la réprobation des psychiatres-psychanalystes-neurologues.
Le livre de Freud consacré à la question de l’analyse profane, loin de réduire les tensions, ne fera que les renforcer, installant une division entre les américains et les européens, doublée d’une division entre les européens eux-mêmes. Eitingon et Jones, dans des positions parfois très ambiguës, mais au fond proches des revendications américaines, souhaitaient que la psychanalyse reste une profession médicale.
Aux USA, les exigences de Freud conduisent au contraire les psychanalystes à serrer les rangs et à taire provisoirement leurs différents. L’opposition à l’analyse profane est unanime mais Freud ne lâchera jamais prise, comme l’atteste un courrier, en anglais, adressé au sculpteur américain Jacques Schnier en 1938.[14]
« Cher Monsieur Schnier,
Je ne puis imaginer d’où peut provenir cette stupide rumeur concernant mon changement d’avis sur la question de l’analyse pratiquée par les non médecins. Le fait est que je n’ai jamais répudié mes vues et que je les soutiens avec encore plus de force qu’auparavant, face à l’évidente tendance qu’ont les Américains à transformer la psychanalyse en bonne à tout faire de la psychiatrie (housemaid of psychiatry).
« Bien à vous.
« Sigm. Freud. »
Lehrman partage avec Brill une histoire et des convictions communes. Même si ce dernier est de vingt-et-un ans son aîné, ils sont nés un 12 octobre (1895 pour l’un, 1874 pour l’autre), date qu’ils fêteront ensemble tous les ans, après leur rencontre, jusqu’à la mort de Brill en 1948, soit pendant vingt-neuf ans. Tout deux sont issus d’une famille juive, galicienne pour Brill, russe en ce qui concerne Lehrman. Ils émigrent aux Etats-Unis à l’adolescence et deviennent citoyens américains. Ils parviennent difficilement à faire leurs études de médecine, confrontés à de sérieux problèmes financiers. Brill devient psychiatre en 1903.
Lorsque Lehrman obtient lui-même son diplôme médical en 1918, il occupe un poste d’assistant auprès de Brill au St Lawrence Hospital de New york. Cette rencontre marque le début d’une amitié indéfectible. Parallèlement, l’aîné exerce une forte ascendance sur son jeune dauphin. Il est auréolé d’une réputation prestigieuse pour avoir organisé l’unique et mémorable séjour de Freud aux USA en 1909 et pour avoir surtout obtenu l’autorisation de traduire ses livres en anglais. Même si le résultat est désastreux (toutes les traductions furent revues par Strachey) il est considéré, encore aujourd’hui, comme le premier ambassadeur des théories freudiennes aux USA. Lehrman commence la pratique de la psychanalyse sous sa tutelle, une pratique particulière, jamais interrogée, où les patients se voient régulièrement soumis à une visite médicale préalable, « à la recherche de problèmes cardiaques, d’ulcères, d’allergies, d’asthme, d’appendicites et de tumeurs au cerveau ». [15] Quelque peu fasciné par son mentor, Lehrman adopte une vision et une pratique où la doctrine freudienne est réduite à une technique médicale, pragmatique et adaptative. Brill assure sa promotion et sa réputation, faisant valoir que son protégé « est le premier à introduire la psychanalyse dans un service public ». Il ira même jusqu’à installer son dauphin dans ses propres murs en lui cédant un niveau de son domicile pour une activité privée de « médecin-psychiatre-psychanalyste », ceci dès 1920. Par la suite, le jeune chercheur ambitieux fait une carrière brillante, cumule progressivement les fonctions de médecin et d’enseignant dans des grandes universités pour devenir directeur du service d’hygiène mentale dans un hôpital de New York de 1939 à 1949.
En 1920, alors qu’il est fraîchement diplômé et à peine formé à la psychanalyse, Brill lui conseille de faire une analyse personnelle en Europe, laquelle constitue, selon ses termes, une formation « irremplaçable ».
L’intention de Lehrman, qui a vingt-cinq ans, n’est pas de faire une analyse en Europe mais de la faire avec Freud. Cette ambition est le moteur d’une correspondance avec lui, qui va durer cinq ans, de 1921 à 1926, cinq ans pendant lesquels il n’obtient ni rendez- vous ni séance d’analyse.
En 1926, il se rend seul à Vienne, sans caméra, bien décidé à rencontrer Freud, coûte que coûte et à le faire changer d’avis. Entre temps, celui-ci a été opéré de la mâchoire et les douleurs, quasi quotidiennes, l’obligent à réduire sa clientèle. Il n’oppose pas de refus catégorique, il diffère, évoque des raisons de santé, mais on peut légitimement penser que l’affaire Reik est le véritable motif de sa défiance envers Lehrman et tous les patients américains.
Les réponses épistolaires de Freud aux demandes de Lehrman sont parfois cinglantes et comme souvent, terriblement clairvoyantes.
En août 1926, comme ce dernier lui demande « s’il peut simplement aller le voir » Freud lui écrit sans détour ces quelques lignes en anglais, alors qu’il est en vacances à Semmering, à deux heures de Vienne et niché à mille mètres d’altitude.[16]
Cher Dr Lehrman
Je vois que vous êtes un authentique américain, déterminé à obtenir ce que vous voulez et ne reculant devant aucun moyen pour parvenir à vos fins. Je ne peux pas imaginer que cela vous intéresse de me voir. En tant que vieil homme qui a été très malade et qui vit en retrait, je ne suis pas une grande attraction. Toutefois, si vous ne pouvez pas renoncer à votre désir, veuillez m’appeler dans les prochains jours, à 5h30 l’après-midi, où j’ai toutes les chances d’être chez moi et disponible.
Bien sincèrement. Freud
À la fin de l’été 1926, Lehrman rentre aux USA, très dépité, après avoir néanmoins « vu Freud » conformément à sa demande …
Deux ans après cette première tentative, en mars 1928, Lehrman reçoit une lettre de Freud plutôt encourageante, un peu alambiquée, où celui-ci lui dit « ne pas voir d’obstacle fondamental pour ne pas accepter de le prendre en analyse » (sic) puis il pose ses conditions. L’analyse ne pourra débuter qu’en octobre, à son retour de Semmering, devra se prolonger pendant neuf mois, et le prix de la séance est fixé à 25 dollars. L’américain est invité à apprendre l’allemand.
En mai, il modifie sa proposition. Le début de l’analyse est dorénavant fixé à l’été, non plus à Vienne, mais à Semmering, ce qui, ajoute-t-il « est exceptionnel pour lui ». Il ne manquera pas de mentionner ses problèmes cardiaques et l’éventualité d’une défaillance possible. Cette petite dose de dramaturgie sera suffisante pour pousser la famille new-yorkaise à accepter les conditions, toutes les conditions…
La nouvelle stratégie de Freud par rapport au patient new yorkais n’est pas sans arrière-pensées.
Sa propre situation matérielle est en effet fragile et depuis quelques mois, les sociétés psychanalytiques américaines sauvent le Verlag (les Editions Internationales) d’une faillite certaine par l’injection importante et régulière de dollars.
A la fin du mois de juillet, le couple Lehrman et ses deux enfants, Lynne, deux ans et Howard, six ans, s’installent à l’hôtel Südbahn, juste à côté de la villa Schüler que Freud a louée pour l’été. Lehrman arbore le tout dernier modèle d’une caméra 16mm Bell & Howell.
[14] Lettre de Freud à Jacques Schnier du 5 juillet 1938 in : E.Jones, op. cit ., p. 342.
Ultérieurement, Jacques Schnier, très inspiré par Jung, publie un essai critique sur le symbolisme dans l’art.
Jacques Schnier, « Art Symbolism and the Unconscious », in: Journal of Aesthetics and Art Criticism, V12, n°1, USA, édit.Thomas Munro,September 1953, 2011.
[15] Lynne Lehrman Weiner, op.cit., p.12.
[16] Lettre de Freud à Lehrman du 10 août 1926.
Les 19 lettres et télégrammes de Freud à Lehrman sont publiés en dernière partie du livre de Lynne Lehrman Weiner, pp. 195-211.
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