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benthamNon pas Paul mais Jésus

Jeremy Bentham

Traduction, notes et introduction : Jean-Pierre Cléro

ISBN : 978-2-914-596-45-9, ISSN : 1284-8166, 464p, 4 tables, 30 €

 

Quatrième de couverture

Cet ouvrage, très voltairien d’esprit, prélude à un mouvement qui n’est pas près de s’achever, que ce soit dans la veine de l’irréligion qui passera par Nietzsche, comme dans les contradictions qui traversent les mouvements chrétiens eux-mêmes, au XIXe siècle et jusqu’à notre époque. L’enjeu est que du religieux soit possible qui ne mette pas au centre du dispositif la croyance mais plutôt le symbolique qui, comme les mathématiques, la morale ou l’éthique, s’adresse à tous, sans exception.

Y a-t-il continuité de Jésus à Paul ? Ou faut-il parler de rupture et de réinvention du christianisme par Paul ? Le pas le plus décisif est franchi par Bentham, Paul n’est pas un témoin oculaire qui rapporterait substantiellement les propos du Christ, comme s’ils avaient une valeur en soi. Paul ne récite pas le Christ, il parle au nom du Christ. Cette parole ouvre la porte à toutes les trahisons possibles, mais aussi à toutes les inventions.

Le texte de Bentham, dans sa discursivité de 400 pages à travers lesquelles se tissent de multiples tentatives de raconter la même histoire ou les mêmes fragments d’histoire, est enserré entre deux Tables, qui lui donnent le statut de différence de potentiel ; entre la Table des récits de visions et de transes et la Table des visites, toutes ratées voire, pour l’une d’entre elles au moins, purement inventées, s’effectuent les ébauches d’un « story-telling » par lequel Paul s’efforce de donner l’issue puissante, la reconnaissance éclatante – qu’il n’obtiendra jamais – à ses visions et à ses transes, ou l’inverse, et faute de mieux, un fondement visionnaire à sa recherche éperdue de reconnaissance.

Bentham ne cherche plus à résoudre les questions et les sarcasmes que les Lumières opposaient au religieux en faisant apparaître que le système doctrinal est un colosse au pied d’argile fait d’éléments qu’il est facile de critiquer. Bentham cherche à résoudre le « problème inverse », comme disent les mathématiciens : comment se fait-il qu’avec des éléments aussi contradictoires en eux-mêmes et entre eux, et dont la fragilité ne dupe personne, se soit bâti un corps de doctrine relativement stable ?

Les problèmes, direct et inverse, étant résolus, il devenait facile à l’utilitarisme de ne pas tenir le christianisme pour un adversaire ; le gain politique de l’opération est qu’il n’était pas indispensable à un chrétien de renoncer à sa religion pour accepter l’utilitarisme : à une seule condition toutefois, celle de renoncer à l’ascétisme paulinien qui est, à la doctrine chrétienne, une excroissance tôt venue mais exogène, une pièce rapportée qui l’a dangereusement et accidentellement infléchi.

 

 

Jean-Pierre Cléro est professeur émérite à l’université de Haute Normandie de Rouen ; il enseigne aussi à Sciences Po - Paris. Parti d’une thèse sur "La philosophie des passions chez D. Hume", il a très tôt orienté ses recherches en direction de l’utilitarisme moderne et contemporain (Stuart Mill, Sidgwick, Moore, Harsanyi), mais aussi en séjournant dans l’œuvre de Bentham, qu’il s’est efforcé d’expliquer, de présenter, de traduire ; en tout cas, d’envisager comme une philosophie qu’on aurait tort d’enfermer dans le seul registre du politique et du juridique. Car si l’utilitarisme est une philosophie de l’action, il concerne tout autant l’épistémologie et, de manière plus inattendue, les aspects religieux de l’existence qu’il critique à sa façon. L’intérêt d’une recherche sur le père de l’utilitarisme réside dans l’héritage d’une théorie des fictions qui peut tenir lieu de méthode.

 

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Présentation

Ce n’est évidemment pas un hasard si Bentham, lorsqu’il récapitule son argumentation sur le catéchisme du Book of Common Prayer, ne s’intéresse, au bout du compte, qu’aux fautes de grammaire et de logique qu’il a pu y trouver. C’est que le langage, comme puissance symbolique, trame toutes les autres opérations et tous les autres actes psychiques, et qu’il est, à ce titre, le nerf de toutes les évaluations et de tous leurs calculs.

Dans Non pas Paul mais Jésus, Bentham va le plus loin qu’il peut dans la décatholicisation du christianisme, si l’on veut bien entendre par là le refus de donner à des textes écrits il y a presque deux millénaires le statut de prétendre – ou plutôt de feindre – régler nos actes et nos conduites par un dangereux coup de force universaliste.

Mais Bentham, dans la tradition lockéenne, humienne, berkeleyenne, se méfie suffisamment du langage pour savoir que les oppositions ne s’y résolvent pas comme par miracle avec un effet supplémentaire de réel garanti : un mouvement qui divise le collectif par l’individuel ne se confond pas avec le mouvement inverse de division de l’individuel par le collectif ; de même pour la division du matériel par le spirituel ou la division inverse, et celle du nécessaire et du contingent, ou son inverse. Les divisions faites dans un sens ne rejoignent pas idéalement les divisions faites dans l’autre sens : de toutes parts, ces divisions font des restes et ces restes ne sont pas les mêmes. C’est bien là où nous voyons la pensée mathématique et calculatoire de Bentham.

Y a-t-il continuité de Jésus à Paul ? Ou faut-il parler de rupture et de réinvention du christianisme par Paul ? Le pas le plus décisif est franchi par Bentham dans une réflexion qui sert de fil rouge à Non pas Paul mais Jésus. Paul n’est pas un témoin oculaire qui rapporterait substantiellement les propos du Christ, comme s’ils avaient une valeur en soi. Paul ne récite pas le Christ, ne se met pas dans son sillage, il n’imite pas le Christ : il parle au nom du Christ. Cette parole ouvre la porte à toutes les trahisons possibles, mais aussi à toutes les inventions. Celui qui parle au nom du Christ ne cherche pas à se souvenir ni même à se ressouvenir de quoi que ce soit ; son attitude n’est pas mémorisante : elle fabrique un Christ ; elle met sous le nom de Christ des attitudes qui peuvent être radicalement nouvelles puisqu’elles n’ont nullement été, de près ou de loin, celles de Jésus. « Le nom de » ne conserve pas ; il projette en avant ; il structure par l’avenir. Il demande cette projection et cette création. Il est infidèle à toute substance qui viendrait le tirer en arrière pour lui rappeler ce qui a été.

Paul est le traître absolu, qui trahit encore après avoir trahi, celui qui trahit son État au nom d’une Église et qui trahira de nouveau cette Église au nom de sa propre Église pour apparemment sauver celle-là ; mais c’est aussi parce qu’il est ce traître absolu qu’il invente et sauve le christianisme. Peut-être n’existe-t-il pas de véritable travail intellectuel sans une gigantesque traîtrise de cet ordre, qui fait couler dans des mots anciens des choses nouvelles, comme Lacan définissait l’utilitarisme benthamien dans sa valeur profonde. Toute intelligence se trouve, à un moment ou à un autre, en position de trahison quand ce qu’on lui a enseigné ne lui paraît plus admissible et qu’il lui faut secouer le joug, même pour paraître sauver l’essentiel.

L’acte d’être traître est dangereux et il conduit plus facilement au suicide de Judas que, au terme d’un chemin difficultueux, à l’apothéose qui est censée être celle de Paul. N’est pas un fieffé traître qui veut : il faut avoir le courage, l’intelligence et l’infinie volonté de sa traîtrise. Paul est, par quelque côté, la figure transcendée de Judas, un Judas qui aurait réussi son dépassement en ayant eu la chance de ne pas avoir à trahir directement et empiriquement Jésus. Et s’il nous touche, s’il intéresse tant d’hommes qui n’ont pas particulièrement la foi, c’est parce que tout intellectuel y reconnaît son propre parcours : celui d’avoir eu des maîtres auxquels il a fallu s’identifier, puis qu’il a fallu trahir pour ne plus les « être » et faire advenir une autre maîtrise.

Parler au nom du Christ, ce n’est pas parler au nom du Père, et il n’y a pas de père à tuer, comme dans le Parménide de Platon. Dès lors qu’il n’y a pas de père à tuer, et que les hommes sont ainsi constitués en frères, dès lors que le Christ lui-même appelle les autres hommes « frères », n’instaurant aucune lutte pour la paternité, il n’y a plus que des traîtrises envers des frères et que des fratricides à commettre.

Le livre, dans sa discursivité de 400 pages à travers lesquelles se tissent de multiples tentatives de raconter la même histoire ou les mêmes fragments d’histoire, est enserré entre deux tables, qui lui donnent le statut de différence de potentiel ; entre la table des récits de visions et de transes et la table des visites, toutes ratées voire, pour l’une d’entre elles au moins, purement inventées, s’effectuent les ébauches d’un « story-telling » par lequel Paul s’efforce de donner l’issue puissante, la reconnaissance éclatante – qu’il n’obtiendra jamais – à ses visions et à ses transes, ou l’inverse, et faute de mieux, un fondement visionnaire à sa recherche éperdue de reconnaissance. Le jeu des tables synchroniques et des récits cursifs, ses disjonctions, constituent un extraordinaire échantillon de la méthode des fictions qui, toujours, cherche à se donner des entités réelles pour des fictions et ne saurait poser une entité réelle sans la doter de sa résonance de fictions ; les unes se donnant pour les racines des autres, en ne faisant pas les mêmes restes.

L’étonnement benthamien, qui est de même nature que l’étonnement voltairien, et qui se situe loin du dénigrement que l’on imagine dans l’un et dans l’autre, c’est qu’avec ces bouts d’échecs jamais complètement consommés et ces fragments de réussites jamais complètes, qui ne dupaient pas les contemporains plus que les hommes d’aujourd’hui, l’histoire du christianisme doctrinal s’est constituée avec la force énigmatique qu’on lui connaît pour surmonter les contradictions, entre eux, de ses courants, et ses propres contradictions.