Le parlem, la langue non écrite du caporal Lortie
Marie-France Basquin
in Revue de l'Unebévue N° 31 Inéchangeable et chaosmose I, p.67
{gallery}stories/unebeweb/unebeweb31/parlem/langues:120:115:1:2{/gallery}Cartographie des traversées de Lortie, les frontières des langues
Denis Lortie se présente comme une sorte d'être nomade, il parcourt sa terre en tous sens, il revient plusieurs fois dans son enregistrement pour André Arthur sur la beauté de sa terre. Mais à aucun moment dans ses paroles ne sont cités les noms de lieux à consonance catholique si fréquents dans la province de Québec. Or ces noms voisinent constamment avec d'autres, témoins de l'époque de l'occupation anglaise, mais aussi ceux qui portent la trace sonore de leur appartenance aux populations indiennes autochtones qui vivent aujourd'hui dans des « réserves Avec une jubilation sensible dans son discours, Lortie convoque l'histoire de son pays. Il est comme habité par les peuples fantômes et les frontières successives qui ont marqué sa terre du Québec et du Canada, mais il passe sous silence les lieux chargés des symboles de la religion. Cette question des frontières est évoquée de manière insistante et pathétique dans la cassette à André Arthur. Denis Lortie réaffirme son amour du Québec et dans le même mouvement il exhorte ses compatriotes à voyager, sortir de la province, aller au Canada...
Message enregistré adressé à Lise Levesque, musique de l'intime
Mais c'est le message à Lise qui porte au plus haut point les modulations de ses émotions. C'est un lamento très tendre et lent. Les silences, longs, scandent les paroles, la voix s'éteint, les mots manquent, deviennent souffles et laissent deviner les pleurs. Au travers de ses paroles, le corps érotique de Lortie est devenu présence, mais sa voix disparaît... Lui-même s'efface subjectivement (c'est ici que devient particulièrement évidente la difficulté du travail de transcription). C'est aussi l'écoute de cet enregistrement qui suscite le plus cette évocation musicale par son rythme, son phrasé et l'extrême sensibilité de la tonalité sonore, pure matière sonore.
Entretien de Pascal Dusapin avec F. Ansermet et P. Magistretti
Emission de la Fondation Agalma 31 janvier 2013
Né en 1955 à Nancy (France), Pascal Dusapin a étudié les arts plastiques et les sciences de l’art à l'Université de Paris-Sorbonne. Il a suivi les séminaires donnés par Iannis Xenakis entre 1974 et 1978, et a été chercheur à la Villa Médicis à Rome (1981-1983). Il a reçu de nombreux honneurs depuis le début de sa carrière, dont : en 1994, le Prix Symphonique de la SACEM ; en 1995 le Ministère français de la Culture lui a décerné le Grand Prix National de Musique, puis en 2002 la "Victoire de la Musique" en tant que "Compositeur de l'année". Il a reçu en 2005 le prix Cino del Duca de l'Académie française des Beaux-Arts. Élevé au rang de "Commandeur des Arts et des Lettres", élus à la Bayerische Akademie der Schönen Künste en juillet 2006 et nommé professeur au Collège de France pour tenir la chaire création artistique pour l'année 2006/2007. Il a composé de nombreuses pièces pour ensemble, pour orchestre et surtout pour solistes et musique de chambre.
Chaosmose
« Dans les brumes et les miasmes qui obscurcissent notre fin de millénaire, la question de la subjectivité revient désormais comme un leitmotiv. Pas plus que l’air et l’eau, elle n’est une donnée naturelle. Comment la produire, la capter, l’enrichir, la réinventer en permanence de façon à la rendre compatible avec des Univers de valeur mutants ? Comment travailler à sa libération, c’est-à-dire à sa re-singularisation ?
La psychanalyse, l’analyse institutionnelle, le film, la littérature, la poésie, des pédagogies innovantes, des urbanismes et des architectures créateurs… toutes les disciplines auront à conjoindre leur créativité pour conjurer les épreuves de la barbarie, d’implosion mentale, de spasme chaosmique, qui se profilent à l’horizon et pour les transformer en richesses et en jouissances imprévisibles, dont les promesses, au demeurant, sont tout aussi tangibles. »
Félix Guattari
Chapitre 4 : La chaosmose schizo 110-111 p.
"Ce qui prime, en effet, dans le mode d'être de la psychose - mais aussi, selon d'autres modalités, dans celui du «soi émergent » de l'enfance (Daniel Stem) ou dans celui de la création esthétique - c'est l'irruption sur le devant de la scène subjective d'un réel «antérieur» à la discursivité dont la consistance pathique saute littéralement à la gorge. Doit-on considérer que ce réel s'est figé, pétrifié, est devenu catatonique par accident pathologique, ou bien qu'il était là de tout temps - passés et futurs - à l'affût d'une mise en acte à titre de sanction de la forclusion d'une castration symbolique présumée? Peut-être est-il nécessaire d'enjamber ces deux perspectives : il était déjà là, comme référence virtuelle ouverte et il surgit, corrélativement, en tant que production sui generis d'un événement singulier.
Les structuralistes ont été trop hâtifs en positionnant topiquement le Réel de la psychose par rapport à l'Imaginaire de la névrose et au Symbolique de la normalité. Qu'ont-ils gagné à cela? En érigeant des mathèmes universels du Réel, de l'Imaginaire et du Symbolique, considérés d'une pièce chacun pour eux-mêmes, ils ont réifié, réduit la complexité de l'enjeu, à savoir la cristallisation d'Univers réels-virtuels, agencés à partir d'une multiplicité de Territoires imaginaires et sémiotisés par les voies les plus diverses. Les complexions réelles - celles par exemple de la quotidienneté, du rêve, de la passion, du délire, de la dépression et de l'expérience esthétique ne sont pas les unes et les autres de même couleur ontologique. En outre, elles ne sont pas subies passivement, ni articulées mécaniquement ou triangulées dialectiquement à d'autres instances. Une fois franchis certains seuils de consistance autopoïétiques, elles se mettent à travailler à leur propre compte, constituant des foyers de sub-jectivation partielle. Soulignons que leurs instruments expressifs (de sémiotisation, d'encodage, de catalyse, de moulage, de résonance, d'identification) ne se ramènent pas à une seule économie signifiante. La pratique de la psychothérapie institutionnelle nous a enseigné la diversité des modalités d'agglomération de ces multiples stases réelles ou virtuelles: celles du corps et du soma, celles du moi et de l'autre, celles de l'espace vécu et des ritournelles temporelles, celles du socius familial et du socius artificiellement élaboré pour ouvrir d'autres champs de possible, celles du transfert psychothérapique ou encore celles d'Univers immatériels afférents à la musique, aux formes plastiques, aux devenirs animaux, végétaux, machiniques..."
Chapitre 4 : La chaosmose schizo 112-113 p. "Ici un sens d'être en soi s'impose en deça de tout schème discursif, uniquement positionné à travers un continuum intensif dont les traits de distinctivités ne sont pas saisissables par un appareil de représentation mais par une absorption pathique existentielle, une agglomération pré-moïque, pré-identificatoire. Tandis que le schizophrène est comme installé au plein centre de cette béance chaotique, le délire paranoïaque manifeste une volonté sans limite d'en prendre possession. De leur côté, les délires passionnels (Sérieux, Capgras et de Clérambault) marqueraient une intentionnalité d'accaparement de la chaosmose moins fermée, plus processuelle. Les perversions impliquent déjà la recomposition signifiante de pôles d'altérité auxquels il est imparti d'incarner de l'extérieur une chaosmose maîtrisée, téléguidée par des scénarios fantasmatiques. Quant aux névroses elles présentent toutes les variantes d'évitement, précédemment évoquées, à commencer par la plus simple, la plus réifiante, celle de la phobie, en continuant par l'hystérie qui en forge des substituts dans l'espace social et le corps pour finir par la névrose obsessionnelle qui sécrète à son égard une perpétuelle «différance » (Derrida) temporelle, une infinie procrastination."
Chapitre 5 : L'oralité machinique et l'écologie du virtuel 123-125 p.
"Déjà Freud montrait que des objets simples comme le lait ou la merde supportaient des Univers existentiels fort complexes, l'oralité, l'analité, tressant des façons de voir, des symptômes, des fantasmes... Et on se rappelle une des premières distinctions lacaniennes entre la parole vide et la parole pleine. Mais pleine de quoi? Pleine de dedans et de dehors, de lignes de virtualités, de champs de possible. Parole qui n'est pas un simple médium de communication, agent de transmission d'information, mais qui engendre de l'être-là, parole interface entre l'en-soi cosmique et le pour-soi subjectif.
La parole se vide lorsqu'elle est passée sous la coupe de sémiologies scripturales ancrées dans l'ordre de la loi, du contrôle des faits, gestes et sentiments. La voix de l'ordinateur - « Vous n'avez pas attaché votre ceinture » - laisse peu de place à l'ambiguïté. La parole ordinaire s'efforce au contraire de conserver vivante la présence d'un minimum de composantes sémiotiques dites non verbales, où les substances d'expression constituées à partir de l'intonation, du rythme, des traits de visagéïté, des postures, se recoupent, se relaient, se superposent, conjurant par avance le despotisme de la circularité signifiante. Mais au supermarché le temps n'est plus à la palabre pour apprécier la qualité d'un produit ni au marchandage pour en fixer le juste prix. L'information nécessaire et suffisante a évacué les dimensions existentielles de l'expression. Nous ne sommes pas là pour exister mais pour accomplir notre devoir de consommateur.
L'oralité constituerait-elle un pôle refuge de la polyvocité sémiotique, une reprise en temps réel de l'émergence du rapport sujet-objet? A dire vrai une opposition trop marquée entre l'oral et le scriptural ne me paraîtrait guère pertinente. L'oral le plus quotidien est surcodé par le scriptural; le scriptural le plus sophistiqué est travaillé par l'oral. Nous partirons plutôt des blocs de sensations composés par les pratiques esthétiques en deçà de l'oral, du scriptural, du gestuel, du postural, du plastique... qui ont pour fonction de déjouer les significations collées aux perceptions triviales et les opinions imprégnant les sentiments communs. Cette extraction de percepts et d'affects déterritorialisés à partir des perceptions et des états d'âme banals nous fait passer de la voix du discours intérieur et de la présence à soi, dans ce qu'ils peuvent avoir de plus standardisé, à des voies de passage vers des formes de subjectivité radicalement mutantes. Subjectivité du dehors, subjectivité du grand large, qui loin de redouter la finitude, l'épreuve de vie, de douleur, de désir et de mort, les accueille comme un piment essentiel à la cuisine vitale.
L'art de la performance livre l'instant au vertige de l'émergence d'Univers à la fois étranges et familiers. Il a le mérite de pousser à l'extrême les implications de cette extraction de dimensions intensives, a-temporelles, a-spatiales, a-signifiantes à partir du maillage sémiotique de la quotidienneté. Il nous colle le nez sur la genèse de l'être et des formes avant qu'elles ne se prennent les pieds dans les redondances dominantes, y compris celle des styles, des écoles, des traditions de la modernité. Mais cet art me paraît moins relever d'un retour à une oralité originaire que d'une fuite en avant dans les machinations et les voies machiniques déterritorialisées capables d'engendrer ces subjectivités mutantes. Je veux dire par là qu'il y a quelque chose d'artificiel, de construit, de composé - ce que j'appelle une processualité machinique - dans la redécouverte de l'oralité par la poésie sonore. D'une façon plus générale, tout décentrement esthétique des points de vue, toute démultiplication polyphonique des composantes d'expression passent par le préalable d'une déconstruction des structures et des codes en vigueur et par une plongée chaosmique dans les matières de sensation. A partir d'elles redeviendra possible une recomposition, une recréation, un enrichissement du monde (un peu comme on parle d'uranium enrichi), une prolifération non seulement des formes mais des modalités d'être. Donc pas d'opposition manichéiste et nostalgique du passé entre une bonne oralité et une méchante scripturalité, mais recherche de foyers énonciatifs qui instaureront de nouveaux clivages entre d'autres dedans et d'autres dehors et qui promotionneront un autre métabolisme passé-futur à partir duquel l'éternité pourra coexister avec l'instant présent."
Dernier geste
Lortie aura ici le dernier mot, plutôt le dernier geste, lui qui, en signe de reddition, après son acte meurtrier et l'intervention du major Jalbert, au Parlement, jette à terre les armes, c'est-à-dire, SON DENTIER. Il nous aura enseigné comment la langue est aux prises avec le corps, comment elle s'incarne jusqu'à l'affolement.