560150bw.png

WORKSHOP 2024

menthe 2020i

La vie est constitutivement sémiotique

avec Laurent Gillette, Luc Parisel, Xavier Leconte

samedi 3 Février de 9h à 16H30

à L'Agora 64 rue du Père Corentin 75014 Paris

Métro ligne 4 Porte d’Orléans Bus 38 et 92 Tram T3a

 

 

  Argument

 

Nous allons présenter le matin un film dont Eduardo Kohn a pu écrire qu’il s’agissait d’«un rêve ethnographique » :
« En anthropologie, nous assimilons souvent la voix à la parole, en concentrant notre attention sur le discours et sur ce que les gens disent précisément. [...] Ce qui nous échappe dans notre attention à la parole, et trop souvent à la parole des humains, ce sont les voix monstrueuses de notre monde – des voix qui ne sont ni pleinement humaines, ni animales, ni machinales. Le film remet donc en question ce que Michel Chion appelle le vococentrisme (le fait de privilégier la voix humaine) dans les films. Chion affirme que « la présence d'une voix humaine structure l'espace sonore qui la contient ». [...] Ce film, en particulier grâce au travail de l'artiste sonore Ernst Karel, dont la collaboration est cruciale pour la puissance du film, s'efforce de dissoudre ces frontières artificielles entre la voix humaine et les autres voix, nous permettant d'entendre autre chose ».
Eduardo Kohn et Lisa Stevenson, in Visual Anthropology Review

♦ ♦ ♦ ♦ ♦

Donna Haraway, à la suite d’un mail qu’Eduardo Kohn, étudiant, lui avait envoyé, à propos de ses interrogations sur comment les chiens rêvent, a réenvisagé ses impasses sur les zones de contact entre elle et sa chienne Cayenne. Plus tard, elle a écrit une présentation du livre de Kohn Comment pensent les forêts :
« Une forêt pensante n'est pas une métaphore. Enracinée dans des mondes-en-train-de-se-faire (worldings) richement compostés, sémiotiques autres-que-symboliques, elle enseigne au lecteur comment les rencontres autres-qu’humaines (other-than-human) ouvrent des possibilités de réalisation émergente de mondes, et pas seulement de visions du monde. La sémiotique présentée dans ce livre bien conçu est technique, travaillée, exigeante, adaptée à la forme et à la modalité, attentive aux propriétés émergentes, précise d'un point de vue multinaturel et ethnographique. Penser avec le monde autre-qu’humain montre que ce que les humains partagent avec tous les êtres vivants est le fait que nous vivons tous avec et à travers des signes. La vie est constitutivement sémiotique. En plus de tout cela, ce livre est une lecture puissante qui a changé mes rêves et retravaillé mes habitudes d’interprétation bien établies, même celles qui concernent les espèces-multiples (multispecies). »
Donna Haraway, Quatrième de couverture de l’édition américaine de Comment pensent les forêts d’Eduardo Kohn

♦ ♦ ♦ ♦ ♦ 

Sous la rubrique d'une "anthropologie de la vie", j'appelle à étendre la portée de l'ethnographie au-delà des frontières de l'humain. En m'appuyant sur des recherches menées chez les Runa de Haute-Amazonie et en me concentrant, à des fins heuristiques, sur une énigme ethnologique particulière concernant l'interprétation des rêves des chiens, j'examine les relations, à la fois intimes et difficiles, que les Runa entretiennent avec d'autres formes de vie. [...] je me tourne vers une compréhension incarnée et émergentiste de la sémiose - qui traite les processus de signes comme inhérents à la vie et pas seulement limités aux humains - ainsi que vers une appréciation des préoccupations amazoniennes pour habiter les points de vue des sois non humains, afin de déplacer l'anthropologie au-delà de "l'humain", à la fois comme analytique et comme objet d'étude délimité.
Eduardo Kohn, Comment les chiens rêvent : Les natures amazoniennes et les politiques d'engagement transespèces.

♦ ♦ ♦ ♦ ♦ 

Pour étudier comment les molécules sont devenues des signes, je poserai la question suivante : "Quel type de processus est nécessaire et suffisant pour traiter une molécule comme un signe ?" Pour ce faire, il faut se concentrer sur le système d'interprétation et sa compétence interprétative. Pour éviter de supposer des proprié- tés qui doivent être expliquées, je développe ce que je considère comme un système de modèle moléculaire le plus simple possible qui ne suppose que la physique et la chimie connues, mais qui illustre néanmoins les pro- priétés d'interprétation qui nous intéressent. Trois variantes progressivement plus complexes de ce modèle de compétence interprétative sont développées, qui correspondent grosso modo à une logique d'échafaudage hiérarchique icône-indexsymbole. L'implication de cette analyse est un renversement du dogme actuel de la biologie moléculaire et évolutive qui traite les molécules comme l'ADN et l'ARN comme les sources originales de l'in- formation biologique. Je soutiens au contraire que les caractéristiques structurelles de ces molécules ont fourni des possibilités sémiotiques dont la dynamique interprétative des virus et des cellules a tiré parti. Ces molécules ne sont pas la source de l'information biologique, mais plutôt des artefacts sémiotiques sur lesquels les contraintes fonctionnelles dynamiques ont été progressivement déchargées au cours de l'évolution.
Terrence Deacon, How molecules became Signs.

 ♦ ♦ ♦ ♦ ♦ 

 

« CONVERSATION ENTRE DES EXPLORATEURS VENUS D’UNE PLANÈTE ÉTRANGÈRE À PROPOS DES HUMAINS QU’ILS ONT DÉCOUVERTS. »

« Ils sont faits de viande !
– De viande ?
– Oui, ils sont faits de viande.
– De la viande.
– Sans contestation possible. Nous en avons recueilli plusieurs, à divers endroits de la planète, que nous avons pris à bord de nos vaisseaux de reconnaissance pour les sonder d’un bout à l’autre. Ils sont complètement faits de viande.
– Impossible. Et les signaux radio ? Les messages envoyés vers les étoiles?
– Ils communiquent grâce aux ondes radio, mais les signaux ne viennent pas d’eux. Ils viennent des machines.
– Mais qui a construit ces machines, alors ? Ce sont leurs constructeurs que nous devons contacter.
– Ce sont eux qui les ont construites. C’est ce que j’essaye de te dire. La viande a construit les machines.
– N’importe quoi. Comment de la viande pourrait-elle construire une machine ? Tu veux me faire croire qu’il existe de la viande consciente ?
– Je ne veux te faire croire rien du tout, je te dis ce qui est. Il n’y a pas d’autre race consciente dans ce secteur que ces créatures, et elles sont faites de viande.
– C’est peut-être comme pour les orfoleis ? Tu sais, une intelligence basée sur le carbone qui passe par une étape viande ?
– Non. Ils naissent viande et meurent viande. Nous les avons étudiés sur plusieurs de leurs cycles de vie, ce qui n’a pas pris longtemps. As-tu la moindre idée de la durée de vie de la viande ?
– Epargne-moi les détails. Bon, ils ne sont peut-être viande qu’en partie. Comme les weddileis, tu sais : un cerveau de plasma électronique à l’intérieur d’une tête en viande.
– Non. Nous y avons pensé, puisqu’ils ont en effet une tête en viande comme les weddileis. Mais je te l’ai dit, nous les avons sondés. Ils sont viande d’un bout à l’autre.
– Pas de cerveau ?
– Si, si, il y a un cerveau. Sauf qu’il est fait de viande ! C’est ça que j’essayais de te dire.
– Mais alors… D’où vient la pensée ?
– Tu ne comprends pas, hein ? Tu ne veux pas prendre en compte ce que je te raconte. La pensée provient du cerveau. De la viande.
– De la viande qui pense ! Tu veux me faire croire que de la viande pense !
– Oui, de la viande qui pense ! De la viande consciente ! De la viande qui aime. Qui rêve. Tout ça fait par de la viande ! Tu commences à comprendre ou je reprends depuis le début ?
– Mon Dieu mon Dieu. Alors tu es sérieux. Ils sont faits de viande.
– Merci. Pas trop tôt. Oui. Ils sont faits de viande, en effet. Et ils essayent de nous contacter depuis presque cent de leurs années.
– Mon Dieu mon Dieu. Et cette viande, que veut-elle ?
– Nous parler, pour commencer. J’imagine qu’elle voudra ensuite explorer l’univers, entrer en contact avec d’au- tres espèces conscientes, échanger des idées et des informations. Les trucs habituels.
– On est censés parler à de la viande.
– Voilà. C’est le message qu’ils diffusent par radio. « Bonjour. Vous nous entendez ? Y a quelqu’un ? » Ce genre de choses.
– Donc ils parlent vraiment. Ils utilisent des mots, des idées, des concepts ?
– Oui, oui. Sauf qu’ils le font avec de la viande.
– Tu ne m’as pas dit qu’ils utilisaient la radio ?
– Si, mais à ton avis, qu’est-ce qu’ils émettent avec la radio ? Des sons de viande. Quand tu tapes ou agites de la viande, ça fait du bruit, d’accord ? Ils parlent en agitant leur viande en direction les uns des autres. Ils peuvent même chanter en faisant passer de l’air à travers.
– Mon Dieu mon Dieu. De la viande qui chante. Ca, vraiment, ça me dépasse. Et donc, tu conseilles quoi ?
– A titre officiel ou officieux ?
– Les deux.
– Officiellement, nous sommes tenus d’entrer en contact, d’accueillir et d’accepter toute race ou multi-être conscient de ce quadrant de l’univers, et ce sans préjugés, appréhension ni partialité. Officieusement, je recommande qu’on efface les enregistrements et qu’on oublie tout.
– C’est ce que je voulais t’entendre dire. [...]

Terry Bisson, cité par Terrence Deacon, Incomplete Nature, p. 499.


♦ ♦ ♦ ♦ ♦

 

Le matin

Nous projetterons un film qui contribue à nos interrogations à propos de l’importance que Lacan donne au signe dans la pratique de la psychanalyse.

L’après-midi

Le débat se développera sur la base des liens de travail et des échanges entre Donna Haraway et Eduardo Kohn et entre Eduardo Kohn et Terrence Deacon.

Des articles et des livres

Eduardo Kohn, Cornell Université

  • « Comment les chiens rêvent. Les natures amazoniennes et les politiques d'engagement transespèces », American Ethnologist, Vol. 34, No. 1, pp. 3-24, 2007.
  • Comment pensent les forêts, Zones Sensibles, 2017. réed. Point Essais.

Donna Haraway,

  • Manifeste des espèces de compagnie. Chiens, humains et autres partenaires, trad. par Jérôme Hansen, Paris, Éditions de l'éclat, coll. « Terra cognita », 2010 ; réédité sous le titre Manifestes des espèces compagnes. Chien humains et autres partenaires, avec une pré- face de Vinciane Despret, Paris, Flammarion, 2018.
  • Le Manifeste Chthulucène de Santa Cruz, trad. Ewen Chardronnet, La Planète Laboratoire, 2016.
  • Vivre avec le trouble, trad. Vivien Garcia, Vaulx-en-Velin, Éditions des mondes à faire, 2020, qui contient : Donna Haraway (trad. Vivien García), Inondées d'urine : DES, Premarin; respons(h)abilité multispécifique, 2020
  • Quand les espèces se rencontrent, trad. Fleur Courtois-L'Heureux, Paris, La découverte, 2021

Terrence Deacon,

  • The Symbolic Species, New York, W. W. Norton and Company, 1997.
  • Incomplete Nature: How Mind Emerged from Matter, New York, W. W. Norton and Company, 2011.
  • « How Molecules became Signs », Biosemiotics (2021) 14:537–559

Gregory Bateson, « Forme, substance et différence » dans Vers une écologie de l’esprit, T2, Seuil, 1990.

Claudine Tiercelin, La pensée-signe. Études sur C.S. Peirce, Collège de France, collection «Philosophie de la Connaissance », 2013.

Roman Jakobson, Linda R. Waugh, La charpente phonique du langage. Les Éditions de Minuit. Collection Arguments, 1980.

E. Viveiros de Castro,

  • Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post-structurale , Métaphysiques, PUF, 2009.
  • L’inconstance de l’âme sauvage. Catholiques et cannibales dans le Brésil du XVIe siècle, coll. Histoire des religions, Labor et Fides, Genève, 2020.
  • Le regard du jaguar, introduction au perspectivisme amérindien, ed La Tempête, 2021.

 

Vous trouverez les annonces et les textes proposés à la lecture sur le site de L’unebévue à www.unebevue.org.

Inscription sur place à 9h.

 

Participation aux frais

30 euros - tarif réduit possible.

adresse mail  : unebevue@wanadoo.f r