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souriau iÉclats coupants, Étienne Souriau aujourd'hui

par David Lapoujade

Présentation Xavier Leconte, Julio Barrera-oro et Michèle Duffau
Samedi 17 mars 2018

 

 

Argument

Tout à l’heure il y avait eu un verre entier ; maintenant il y a ces morceaux.
Entre les deux, il y a l’irréparable. Telle est l’existence du fait.
Étienne Souriau
L’efficace ici, ce n’est pas le fait que le verre soit brisé, c’est qu’il change
de mode d’être. Ce n’est plus un verre, mais des éclats coupants.
David Lapoujade


C’est lors d’un séjour dans les Cévennes, à une date que nous ignorons, que Marcos Mateos Diaz remet entre les mains d’Isabelle Stengers un livre d’Étienne Souriau dont l’oeuvre avait sombré dans l’oubli, « à la manière d’un paquebot, sombrant sur place, sur lequel se serait refermé la mer étale ». Ce livre c’est L’instauration philosophique, publié en 1939. Isabelle Stengers fait connaître ce livre et cette oeuvre à Bruno Latour qui y trouve « la seule tentative proche » de l’enquête qu’il mène lui-même depuis le milieu des années 80 sur les modes d’existence.
En 2009 Isabelle Stengers et Bruno Latour font rééditer Les différents modes d’existence, un autre livre de Souriau, publié initialement en 1943. À une date, que là encore nous ignorons, un groupe de travail hebdomadaire, « L’atelier Souriau », se met en place à l’Université Libre de Bruxelles, réunissant Didier Debaise, Bruno Latour, Isabelle Stengers et d’autres. En 2015, un livre collectif, issu de cet « atelier » sera publié sous le titre Étienne Souriau, une ontologie de l’instauration.
En 2011 paraît un recueil, dirigé par Didier Debaise, Philosophie des possessions, une série de « portraits de philosophes du XXè siècle », que rassemble cet intitulé. On peut y lire des articles de Stengers sur William James, de Latour sur Gabriel Tarde, de Didier Debaise sur Alfred North Whitehead, et de bien d’autres, mais celui qui nous concerne aujourd’hui avant tout, c’est celui de David Lapoujade sur Etienne Souriau !
En 2013, à l’initiative du Groupe d’études constructivistes (GECo), se tient un colloque à Cerisy sous le titre Gestes spéculatifs, auquel participeront, parmi d’autres : Didier Debaise, Vinciane Despret, Emilie Hache, Thierry Drumm, Donna Haraway, Bruno Latour, Isabelle Stengers. L’annonce de ce colloque situe le renouveau d’intérêt pour Souriau dans le contexte plus large d’une mise en crise généralisée des modes de pensée :
« Au cours de la dernière décennie s’est produit en France un renouveau d’intérêt pour des penseurs qui se sont vus accoler l’épithète de "spéculatifs", tels que William James, Gabriel Tarde, Alfred North Whitehead et Étienne Souriau. Ce renouveau nous semble indissociable de la mise en crise généralisée des modes de pensée qui, d’une manière ou d’une autre, devaient leur autorité à une référence au progrès, à la rationalité, à l’universalité.
Mise en crise redoutable car on ne se défait pas sans danger de ce qui a servi de boussole à la pensée euro-américaine depuis qu’il est question de modernité. Mise en crise nécessaire car ces modes de pensée sont sourds à la nouveauté effective de cette époque marquée par la menace du désordre climatique, le saccage systématique de la terre, la difficulté d’entendre les voix qui nous engagent à penser devant le lien fort entre la modernité et les ravages de la colonisation ».
C’est finalement en 2017, que David Lapoujade publie Les existences moindres, un livre entièrement consacré à la philosophie d’Étienne Souriau.
Que les psychanalystes se sentent aujourd’hui « en crise », rien n’est moins sûr ! Et c’est bien le problème. Se souvient-on encore du contexte de crise dans lequel Lacan, en 1953, s’avançait avec ce qu’il s’est mis à appeler ses catégories, SIR, symbolique, imaginaire, réel. Souriau, quant à lui, parle de différents modes d’existence, d’un pluralisme existentiel qui fonctionne avec une sorte d’impératif : ne pas confondre réalité et existence, réalité et manière d’exister. Aux trois modes d’existence qu’il distingue tout d’abord (le monde des phénomènes, le cosmos des choses et le royaume des fictions), que le lecteur pourrait adopter facilement et utiliser en imaginant qu’il est encore chez lui, à ces trois-là, Souriau en ajoute un quatrième : la nuée des virtuels.
Comme le souligne David Lapoujade, à partir de là, tout change. Il nous faudra, avec lui, dire en quoi. Mais ce n’est pas tout. Lorsqu’il s’agit, approchant de la fin du parcours, de tenter de faire le compte des modes, Souriau, nous douche sèrieusement : « Tentative trompeuse, fausse clarté. Machine métaphysique que me veux-tu ? […] Les modes de l’être sont contingents. Ainsi toute tentative pour les légitimer à partir de l’un d’entre eux considéré comme privilégié, est faute grossière et abîme d’erreur. Chacun peut être subordonné aux autres, pris dans un certain ordre. Mais pris chacun en soi, tous sont égaux ; et d’autres, en nombre indéfini, parmi les inconnus, auraient les mêmes droits. Gardons-nous donc d’en fermer le cycle, en les expliquant. […] On voit comme il serait vain de vouloir compter sur ses doigts les modes d’existence, et d’en arrêter d’avance le nombre. Contentons-nous d’avoir justifié de la seule manière dont elle puisse être justifiée la pluralité existentielle. »
Les psychanalystes qui voudraient aventurer leurs pas sur ce chantier à ciel ouvert, devront donc se défaire des assurances, des assises qu’ils prennent dans ce trois de SIR, et réaliser en quelque sorte à quel point ces catégories lacaniennes se sont mises à fonctionner comme réifiées, comme détachées de l’actualité qui les avait fait apparaître, de leur point d’accroche politique. Et si, pour lire le Lacan des années soixante-dix, celui qui s’emmêlait publiquement, nous avions besoin de pratiquer quelque chose comme un « exercice Souriau ». Allons-nous nous risquer dans un enchevêtrement où Symbolique, Imaginaire, Réel, pourraient bien se voir dépouillés de leurs valeurs statufiées, de leur more geometrico.
Pour toutes ces raisons, il s’est imposé à nous d’inviter David Lapoujade, de parler avec lui de son livre Les existences moindres. Dans ce livre David Lapoujade propose un trajet de lecture ; il fait émerger de sa pratique des textes de Souriau une présentation de son geste. Il nous invite à entrer dans le chantier. Le grand fait, « c’est l’inachèvement existentiel de toute chose ». Si les virtuels ont tant d’importance pour Souriau c’est parce qu’ils nous font aborder une nouvelle dimension : non plus celle des modes d’existence, mais celle de leurs, changements, transformations, métamorphoses. « On n’est plus dans le monde de l’ontique, mais dans le monde du synaptique, un monde de transformations, d’évènements, de faits. On passe du modal au transmodal ».

Quelques références

- David Lapoujade, Les existences moindres, Les Éditions de Minuit, 2017
- David Lapoujade, « Étienne Souriau : une philosophie des existences moindres », in Didier Debaise (Éd.), Philosophie des possessions, Les presses du réel, 2011
- David Lapoujade, Deleuze, les mouvements aberrants, Les Éditions de Minuit, 2014
- Gilles Deleuze, « L’immanence, une vie », in Deux régimes de fous, textes et entretiens 1975-1995, Les Éditions de Minuit, 2003
- Gilles Deleuze, Dialogues (avec Claire Parnet), Champs-Flammarion essais, 1996
- Gilles Deleuze, Différence et répétition, puf, 1968
- Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, Les Éditions de Minuit,2009
- Etienne Souriau, Les différents modes d’existence, puf, 2009 (première édition 1943)
- Etienne Souriau, Avoir une âme, essai sur les existences virtuelles, Les Belles Lettres, 1938
- Etienne Souriau, L’instauration philosophique, Librairie Felix Alcan, 1939
- Étienne Souriau, L’ombre de Dieu, PUF, 1955
- Isabelle Stengers, « L’insistance du possible », in Didier Debaise, Isabelle Stengers (Éd.), Gestes spéculatifs, Colloque de Cerisy, Collection Drama, 2015
- Isabelle Stengers, « Que vas-tu faire de moi », in Fleur Courtois-L’Heureux, Aline Wiarme (Coord. scientifique), Etienne Souriau, une ontologie de l’instauration, Vrin, 2015
- Bruno Latour, « Sur un livre d’Étienne Souriau : Les différents modes d’existence », in Fleur Courtois-L’Heureux, Aline Wiarme (Coord. scientifique), Etienne Souriau, une ontologie de l’instauration, Vrin, 2015
- Isabelle Stengers, Bruno Latour, « Le sphinx de l’oeuvre », in Etienne Souriau, Les différents modes d’existence, puf, 2009
- Jacques Lacan, « Discours aux catholiques » (deux conférences prononcées les 9 et 10 mars 1960), in Le triomphe de la religion, Seuil, 2005
- Jacques Lacan, L’objet de la psychanalyse, séance du 2 février 1966
- Jacques Lacan, « Le symbolique, l’imaginaire et le réel » (8 juillet 1953), in Des noms-du-père, Seuil, 2005


Le Cogito […] est événement qui se prononce par luimême
et éclate comme un verre se brise.
Étienne Souriau