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Le cabinet du Professeur Freud

D'une poétique à une politique du divan

Sylviane Lecoeuvre

 

Sofamensch et Sofastücke

 

Rarement un artiste du 19ème siècle n’a aussi bien étudié les différentes poses de « ce cas d’exception » constitué par le corps étendu que le Français Paul Gavarni. Dans l’œuvre de ce graphiste et chroniqueur sagace, le sofa prend la signification de l’accessoire bourgeois, sur lequel, les Parisiens de la monarchie de juillet ne connaissent ni les conventions morales, ni les règles de bienséance. On s’y allonge, on s’y retourne, on s’y vautre dans la plus grande oisiveté et corollairement le plus grand ennui, avec des femmes de petite vertu, « Les Lorettes ». Chose extraordinaire, c’est Le dictionnaire allemand des Grimm qui fixe les mots et le vocabulaire qui manquent aux artistes français pour nommer ce qui se passe informellement sur un sofa. Cette vie dépravée, illustrée par les figures de Gavarni, nous la trouvons définie sous le substantif « Lottern ». Intraduisible en français, le terme pourrait néanmoins approcher la signification de « vie de patachon ».

 

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« Lottern = tire sa signification morale d’un état physique, c’est-à-dire d’un style de vie irréfléchi qui se caractérise par la mollesse ».(1)

De la même manière, le « lotterbett » est décrit comme « un lit au rembourrage mou » qui en anticiperait une utilisation dépravée. Une consultation un peu attentive du dictionnaire permet en outre de saisir que le mot « Lungern » pour désigner la mollesse et la paresse signifie également « attendre l’occasion de satisfaire sa lubricité ».

A vrai dire, les personnages de Gavarni en ont déjà beaucoup vu et vécu pour attendre quoique ce soit d’inattendu car ils sont, pour la plupart, des professionnels de l’oisiveté et de l’ennui.

Une autre entrée est réservée à la définition « Sofamensch », mot encore couramment utilisé dans les pays germanophones, qui, sans donner aucune indication univoque de genre, désigne quelqu’un « qui aime beaucoup s’attarder sur un sofa ». Mais c’est peut-être le magnifique mot de « Sofastück », le plus étranger et le plus énigmatique pour un lecteur francophone, qui nous offre les plus belles propositions pour comprendre la complexité de l’aménagement du cabinet de Freud à Vienne, complexité qui perdra d’ailleurs bien de sa puissance dans la nouvelle résidence londonienne.

« Sofastück= tableau qui est accroché ou peut être accroché au mur au dessus d’un divan ».(2)

Toutes ces entrées sont consignées entre 1885 et 1905 par les succésseurs immédiats des frêres Grimm et Freud, qu’il s’y soit reporté où pas, les avait donc à portée de main dans sa bibliothèque.

Il serait bien hasardeux d’affirmer que Freud avait un intérêt particulier pour la littérature libertine et française. Par contre, il possédait les œuvres complètes de l’écrivain allemand Theodor Fontane, représentant du mouvement naturaliste du 19ème siècle, dont le thème de prédilection restera celui de l’adultère et de ces femmes, brisées par une société d’hommes, soumises aux conventions morales dans une Prusse dévergondée par l’argent et une noblesse tombée au rang de la bourgeoisie du « bas de laine ». En outre, Minna, la belle-sœur de Freud, partageait avec Hanns Sachs, une véritable passion pour cet écrivain du Brandebourg, simple préparateur en pharmacie, converti tardivement à la littérature.

 

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Dans le dernier et très célèbre roman de Fontane, Effi Briest, magnifiquement adapté au cinéma par Rainer Werner Fassbinder(3) en 1974, le divan est explicitement affecté aux femmes. Il devient même la plus grande métaphore de la mise en danger de ces héroïnes sujettes aux chutes. Dès les premières pages, Effi, jeune fille de 17ans, exprime à ses deux amies qu’elle « tombe au moins deux ou trois fois par jour ». Ses vêtements sont également décrits comme « chiffonnés et frippés » (zerknittert und zerknautscht).(4)

Après s’être mariée rapidement à un homme plus agé, froid, cupide et quelque peu inquiétant, le baron Instetten, elle se rend à une soirée musicale où la cantatrice Marietta Trippelli, femme aux mœurs légères et caractérisée par « un type nettement viril », s’adresse à Effi, dans les termes suivants, en lui indiquant la place d’un divan :

« Ce divan, dont la naissance remonte au moins à cinquante ans, est construit, pour ce qui est des ressorts, suivant un principe passé de mode, et quiconque se confie à lui sans ériger au préalable une montagne de coussins tombe dans l’insondable. Ou, en tout cas, assez profondément pour exposer ses genoux comme des monuments ».(5)

Dans le texte de Fontane, l’image de l’immersion est omniprésente dans des métaphores envahissantes. Le sofa présente d’ailleurs des particularités analogues au Schloon qui, dans le dialecte local de Poméranie désigne un petit cours d’eau, « parfois complètement à sec en été » lequel se transforme en hiver en Soog, soit en gouffre.

« Le vent fait affluer la mer vers le lit de la rivière, mais de telle manière, qu’il n’est pas possible de le voir. Tout cela se passe sous terre, c’est précisément cela qui est mauvais ; tout le sable de la plage est alors profondément imprégné d’eau. Et quand on veut passer par un endroit de ce genre, on s’enfonce comme dans un marécage ».(6)

Terrible présage, qui annonce l’inéluctabililité de la mort pour Effi et son amant, le major Crampas, lequel est tué en duel sept ans après la « faute originelle ». La rencontre charnelle n’est pas écrite, seulement suggérée. Abandonnée par son mari, ignorée par sa fille et rejetée par ses propres parents, Effi s’étiole et s’éteint dans sa chambre à coucher. Il n’y a pas d’autre sortie possible de cette zone informe, projetée sur le divan, que la mort.

« C’est toujours tellement mou, et on s’y enfonce tellement profondément », précise encore Jenny Treibel, une autre héroïne de Fontane.(7)

Dans la plupart des cas, les lignes douces et imprécises du sofa se heurtent aux angles droits ou aux lignes droites d’un mur, jusqu’à offenser l’œil, nous dit Edgar Allan Poe :
« Il y a quelquefois lieu d’observer un manque d’harmonie dans le caractère des diverses pièces d’ameublement, mais plus généralement dans leurs couleurs ou dans leur mode d’adaptation à leur usage naturel. Très souvent l’œil est offensé par leur arrangement antiartistique. Les lignes droites sont trop visiblement prédominantes, trop continuées sans interruption, ou rompues trop rudement par des angles droits ».(8)

Le mur derrière le divan ou en vis- à- vis reste incontestablement debout, rappelant sans cesse à la conscience le danger d’une immersion dans les abîmes. Son autorité se fait toujours remarquer en empruntant les mêmes voies de la verticalité, comme une frontière absolue où sont communiqués les codes et les conventions auxquels se heurtent les adeptes du sofa. Le choix et l’exposition ostentatoire des tableaux produisent des « Sofastücke » qui ne sont rien d’autre que la matérialisation d’une prise de pouvoir sur des corps en situation d’impuissance. Toute la littérature naturaliste et germanique du 19ème siècle abonde en descriptions précises de ces Sofastücke. Accrochés aux murs, surgissent les portraits d’époux, de pères et d’ancêtres, tous suppléants des conventions sociales les plus strictes. Dans les romans de Fontane, ce sont les portraits iconiques des ancêtres prussiens qui surplombent les sofas, témoignant non seulement de l’autorité de la famille sur les corps mais également de l’ordre national étatique. Ils rappellent au Sofamensch les codes qui enchaînent sa vie privée à la construction d’une nation.

L’immense talent de Fontane consiste à tourner en ridicule ces démonstrations de puissance. Avec une ironie féroce, il présente une galerie de portraits qui ne sont que des copies ou des lithographies de deuxième ou troisième main. Dans son roman Stine, écrit en 1890, la description qu’il donne des trois tableaux constitutifs des Sofastücke chez la veuve Pittelkow est jubilatoire :
« Deux d’entre eux, Chasse aux canards et Chapelle de Tell, n’étaient rien d’autre que de mauvaises lithographies de date récente, tandis que le troisième tableau, accroché entre les deux premiers – un portrait à l’huile immense, qui avait au moins cent ans et s’était fortement assombri au fil du temps - immortalisait un évèque polonais et lithuanien. Sarastro [le comte Halden] jurait d’ailleurs que la veuve Pittelkow descendait directement de sa lignée ».(9)

L’ensemble grotesque de cette peinture de genre exhibe moins une verticale autoritaire qu’une sorte de perpendiculaire douteuse, mais tout autant cynique et redoutable, pour des femmes entraînées vers la chute.
L’ordonnance précise de l’habitat intérieur, telle qu’elle est décrite par Fontane, reconduit le jeu des antagonismes entre le sofa et le Sofastück et les oppositions lexicales. Les héroïnes tombent, chutent ou s’éffondrent dans un environnement qui cherche à tenir debout, à s’ériger ou à surplomber les protagonistes.

Avec ce préalable, bien-sûr, grande est la tentation de jeter un coup sur le divan et les Sofastücke du Professeur Freud dans le cabinet de la Berggasse.....

 

(1)- Pour l’entrée « Lottern », Deutsches Wörterbuch von Jacob und Wilhelm Grimm, Bd. 6. Leipzig: Hirzel 1885, Sp. 1210-1214.

(2)- Pour les entrées « Sofamensch » et « Sofastück », op. cit. , Bd 10, 1. Leipzig: Hirzel 1905, Sp.1400.

(3)- Rainer Werner Fassbinder (1974) : Effi Briest (Fontane – Effi Briest oder: Viele, die eine Ahnung haben von ihren Möglichkeiten und Bedürfnisse und dennoch das herrschende System in ihrem Kopf akzeptieren durch ihre Taten und es somit festigen und durchaus bestâtigen). Effi Briest (Fontane – Effi Briest, ou un grand nombre de gens qui ont une idée de leurs propres possibilités ou besoins et qui pourtant admettent par leurs actes le système dominant dans leur tête et ainsi le renforcent et l’entérinent de bout en bout).

(4)- Theodor Fontane, [1896], Effi Briest, Paris, Gallimard, 1981, p 28-32.

(5)- Theodor Fontane, op. cit. , p 113.

(6)- Theodor Fontane, op. cit. , p 188.

(7)- Theodor Fontane, [1892], Madame Jenny Treibel, Paris, Gallimard, 1941, p30.

(8)- Edgar Allan Poe, [1840], Philosophie de l’ameublement, in Habitations de l’imaginaire, Paris, Allia, 2016, p70.

(9)- eodor Fontane, [1890], Stine, in Ders., Romane und Erzählungen, Bd. 2, hg von Helmuth Nürnberger, München. Hanser, 1985, S.721-722, non traduit en français.

 

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