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La caméra de Lehrman et le divan de Freud

Un nouveau genre cinématographique

 

Lynne et Anna, monter un film ou faire son cinéma

 New York, 1954

Malgré le courrier fort désobligeant d’Anna et son refus de les aider, père et fille montent un film muet de vingt minutes, en noir et blanc, issu des séquences tournées en Europe, présentant uniquement la famille Freud et les psychanalystes les plus connus. Lehrman n’utilise pas la bande sonore enregistrée en 1950 et préfère faire appel à des professionnels, pour mixer son et image. Il enregistre donc un nouveau commentaire dans un studio de spécialistes. La bande sonore de 1950 est oubliée dans un tiroir.

Cette première version se révèle extrêmement décevante car le mixage commentaire / images est défectueux avec des erreurs grossières, des inversions de noms ou de lieux.

Washington, 1957

Kurt Eissler, qui collecte tous les documents est particulièrement intéressé par le film de Lehrman. Une copie est donc confiée aux Archives Sigmund Freud, sous réserve de sa restitution rapide en échange d’une version corrigée de ses erreurs. Le film prend le statut de film privé. Lehrman est foudroyé par une attaque cardiaque en 1958 avant de pouvoir finaliser les corrections.

Au milieu des années 50, les chercheurs n’étaient pas tous familiarisés avec les pratiques particulièrement rigides des SFA. (Sigmund Freud Archives). C’est donc avec surprise et colère que Lynne Lehrman découvre que le film est classé jusqu’en 2057. Dans une interview du New York Times, elle évoque un échange très tendu avec Eissler, le maître des lieux.

« Savez-vous ce qui va se passer en 2057 ? Vous ne trouverez rien d’autre que de la poussière dans ce caveau (vault, littéralement coffre mais aussi caveau). Les films seront réduits en poussière ».[29]

Dès 1958, Lynne Lehrman Weiner reprend le travail de son père, avec un triple objectif : continuer l’identification de toutes les personnes filmées pour mettre au point une version augmentée, rectifier les erreurs qui se sont glissées lors du mixage entre les images et le commentaire et surtout, rendre cette deuxième version accessible au public.

Cependant, très vite, les obstacles s’accumulent. Le projet se révèle onéreux et l’encadrement du droit à l’image, extrêmement strict, est difficilement contournable.

Parallèlement, Anna Freud et une partie des psychanalystes exilés se liguent contre cette initiative.

La guerre des images conduit Anna à fabriquer son propre documentaire en 1972 et à ajouter un commentaire en 1979, trois ans avant sa mort. Apprenant que Lynne Lehrman Weiner ne capitule pas, elle change soudainement de tactique, se déclarant prête à autoriser, sous son nom, le montage de séquences tirées du matériel privé. Cette version officielle, facilement accessible au Musée Freud de Londres, n’est souvent que le recyclage des images tournées par Marie Bonaparte, Mark Brunswick et Ruth Mac Brunswick, à qui on doit la scène des Noces d’or de Freud, le 14 septembre 1936. Anna se montre intraitable. Mark Brunswick, acculé à des problèmes financiers s’apprêtait à commercialiser les petits films qu’il possédait sur la famille Freud afin de payer sa propre analyse, mais devant la colère d’Anna il lui cède les quelques bobines.

Dans cette documentation chronologique, éditée sous le titre « Sigmund Freud 1930-1939 » celui-ci est présenté dans des situations quotidiennes, entouré de ses chiens, dans sa villégiature d’été ou pendant son exil londonien.

Le commentaire d’Anna est très instructif et parfaitement maîtrisé. Une des séquences concerne une rencontre, dans un jardin de Pötzleindorf entre Freud et son ami archéologue Emmanuel Löwy en 1932, qu’elle ne nomme pas explicitement. C’est elle qui tient la caméra. Elle  mentionne que « c’était un homme très gentil, très aimable. Sur ces images, les deux hommes ne savaient pas qu’ils étaient filmés. Cela explique pourquoi cela semble naturel ».

Elle ajoute que « ce sont les meilleures images du film ».[30] Anna attire l’attention sur le fait qu’elle est la seule à reconnaître l’expression d’un Freud « authentique », poussant le spectateur à s’identifier à elle dans sa proximité, non pas avec Freud, mais avec son père. Sa démarche est loin d’être naïve et s’adresse implicitement au caractère jugé « artificiel » des images de Lehrman, ce qu’il revendiquera lui-même, expliquant que les séquences filmées, pour la plupart, sont des mises en scène affectées, pour apporter « un peu de contenance et de mouvement ».

A la fin des années 70, Lynne Lehrman Weiner, sans se décourager, découpe de son côté toutes les images qu’elle possède et isole les photogrammes. Elle réussit à identifier cent-sept des cent-neuf personnages filmés, malgré la fronde des psychanalystes viennois exilés, orchestrée à partir de Maresfield Gardens.

Fortement ostracisée, elle travaille seule, d’arrache pied, rassemble tout le matériel visuel et sonore.

Elle dispose de la totalité des séquences non montées, d’une durée d’une heure environ et de l’original du premier montage sonorisé de 1954, interdit de diffusion publique et techniquement défectueux.

En 1980, elle retrouve fortuitement le commentaire que Lehrman avait enregistré en direct, lors de cette projection mémorable et fort enfumée de 1950 devant la Société Américaine de Psychanalyse. Ultérieurement, cette bande sonore allait devenir, grâce à Lydia Marinelli, un véritable élément de contenu, jusque la négligé, capable à lui seul de disloquer la force des images.

Au tout début des années 80, quelque peu usée par ses recherches et dans la crainte grandissante de ne pouvoir monter son film, Lehrman Weiner élabore un nouveau projet autour de la publication d’un livre, basé sur le film de son père et censé lui redonner du courage. L’idée de cette publication correspond à ce qu’elle appelle « a bifurcated dream ».

La trouvaille de cet ouvrage très travaillé réside dans sa construction et dans une transcription intégrale de la bande sonore entre les voix off et les bruits de fond. Cette transcription est efficacement soutenue par une sélection habile des images filmées par Lehrman, comme dans un livre illustré. Les deux projets se nourrissent mutuellement mais la publication du livre se transforme en véritable expédition. Comme on peut s’y attendre, les maisons d’édition américaines se défaussent, tout en vantant la qualité du travail. La frilosité des éditeurs repose en partie sur les politiques commerciales mais également sur la défiance des psychanalystes restés fidèles aux impératifs londoniens. Le livre est édité une première fois en 2004 en allemand, puis dans sa version originale anglaise en janvier 2008.[31]

Anna meurt en 1982.

En 1985, enfin, soutenue par des subventions de la New-Land Foundation et de l’Institut Psychanalytique de New York, Lehrman Weiner parvient à produire en studio une nouvelle version audiovisuelle de cinquante-cinq minutes, en deux parties, sous le titre « Sigmund Freud, His Family and Colleagues, 1928-1947 ». Entre les deux versions trente ans se sont écoulés.

Elle ne pourra pas contourner la législation des données privées et confier le film à la grande distribution cinématographique. Elle se voit donc contrainte d’en céder des copies aux archives scientifiques patentées, à des fins uniquement de recherche. Les projections s’adressent à un public d’érudits, triés sur le volet. Le film, encore une fois, est soustrait au regard du grand public. Une des premières présentations se déroule à Paris en 1987, suite à une invitation lancée par Alain de Mijolla, fondateur de la toute nouvelle Association Internationale d’Histoire de la Psychanalyse. Pour ce deuxième film de montage La Bibliothèque du Congrès de Washington fixe son déclassement en 2086, après lui avoir attribué le statut de film privé.

Cependant, la même année, les Archives Sigmund Freud décident d’assouplir les restrictions imposées à tous les films, compte tenu du caractère fragile des sources. En 1986, Harold.P.Blum, qui a toujours soutenu Lehrman Weiner, succède à Eissler et procède à leur reproduction par enregistrement.

Les chercheurs, sous des conditions néanmoins drastiques, sont enfin autorisés à visionner sur place les archives audiovisuelles.

 



[29] Donna Green, « Lynne Lehrman Weiner, Films Honor a Writer’s Father and Freud », in : New York Times,

2 janvier 2000.

[30] Voir note 1.

[31] Voir note 2.

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