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Freud et ses vieilles divinités dégoûtantes

L'origine de la collection : des statues florentines aux divinités dégoûtantes

La toute première occurrence relative à l’activité de Freud comme collectionneur est repérable dans la lettre à Fliess du 6 décembre 1896.

Freud est installé au rez-de-chaussée du 19, Berggasse depuis cinq ans et lui fait part de la présence de « nouveaux hôtes d’intérieur ».

« J’ai décoré ma pièce avec des plâtres de statues florentines. Ce fut une source de réconfort pour moi. Je compte devenir riche pour renouveler mes voyages. Un congrès sur le sol italien ! (Naples, Pompéi) ». [25]

Ces moulures, répliques de statues de la Renaissance italienne sont souvent considérées comme à l’origine de sa collection. D’après Peter Gay leur acquisition aurait eu une fonction d’ersatz, de réconfort pour Freud après la mort de son père. Elles sont reliées aux souvenirs de voyages que Freud entreprit, à l'amour de l'Italie qu'il partageait avec Fliess et où il séjournera ultérieurement sans lui.

Cependant et fort à propos, Lydia Marinelli fait remarquer, d’une part, que ces plâtres ont rapidement disparu de la collection, d’autre part, que Freud dans cette même lettre est justement sur le point de rompre avec les « garanties » que donne le souvenir. Il élabore un modèle de la mémoire qui ne permet plus une correspondance directe entre souvenir et événement. Les traces de souvenirs sont réordonnées à travers des répartitions complexes, ce qui conduit Freud à l’idée que la mémoire n’est pas simplement mais multiplement disponible. La remémoration et ses souvenirs entre en contradiction avec une mémoire multiple, installée dans la durée, dont il veut poursuivre les traces et ses rejetons.

Cette même année 1896, il publie « L’étiologie de l’hystérie »[26] où il préconise, contrairement à une psychiatrie descriptive, de  remonter des symptômes à la connaissance des causes. Comme le rappelle Thérèse Réveillé, les notions de fouilles, vestiges, fragments, inscriptions effacées, archéologie structurent la totalité de ce texte où il s’exclame en latin « Saxa loquuntur ! » : les pierres parlent. A Vienne le grand chantier du Ring est tout juste terminé et l’empereur fait ouvrir des chantiers de fouilles en plein centre afin d’exhumer des vestiges de l’Empire romain.[27]

Quelques mois plus tard, alors que Freud envisage la tenue d’un congrès avec Fliess en Italie, il lui écrit le 18 août 1897 :

« Je devine ton point de vue qui cherche non pas ce qui est intéressant historiquement et culturellement, mais ce qui est beau absolument dans la coïncidence des pensées et de la forme qu’on leur donne et dans les agréables sensations élémentaires liées à l’espace et aux couleurs ». [28]

Deux ans plus tard, en août 1899, Freud est en vacances à la montagne avec sa famille. De sa villégiature, il envoie une lettre à Fliess datée du 1er août où, pour la première fois, il lui dévoile la présence d’une petite société inattendue :

« Je travaille à compléter le chapitre sur le travail du rêve dans une grande pièce tranquille du rez-de-chaussée, avec vue sur la montagne. Mes vieilles divinités dégoûtantes, pour lesquelles tu as si peu de considération, participent au travail comme presse-papiers ». [29] (Ich arbeite in einem grossen, ruhigen Parterreraum mit Bergaussicht an der Vervollständigung der Traumarbeit. Meine von Dir so wenig anerkannten alten und dreckigen Götter beteiligen sich als Manuskriptbeschwerer an der Arbeit).

Il est à noter que Masson choisit de traduire dreckig par le mot anglais grubby, ce qui signifie crasseux, sale au sens matériel du terme. Lydia Marinelli ne retient pas cette traduction, sélectionnant l’adjectif dirty, dégoûtant, obscène, avec cette connotation sexuelle totalement absente dans grubby.

Le passage de cette lettre est intéressant à plus d’un titre : dès l’introduction le lecteur apprend que Freud est plongé dans la rédaction de la Traumdeutung, aux prises avec un chapitre particulièrement spéculatif sur le travail du rêve.

A l’esthétique conventionnelle de Fliess, à l’ordre et la mesure qui caractérisent les goûts apolliniens de son interlocuteur, Freud oppose matériellement son choix pour les « rebuts » des civilisations disparues. Contrairement à une idée répandue, il ne cherche pas nécessairement ni systématiquement à faire revivre par les mots et les images les splendeurs de ces empires enfouis : les objets voués traditionnellement à la vénération des contemplateurs se voient ici réduits à l’état de presse-papiers.

La saleté qui colle à ses divinités rassemblées contamine d’un même geste l’image traditionnelle des collections d’antiquités, telle qu’elle est véhiculée par une tradition humaniste.

Pour reprendre une catégorie freudienne, le choix des mots utilisés ici est « surdéterminé ». La crasse des divinités rappelle la poussière des fouilles, la prédilection de Freud pour l’archéologie et « l’Überlebsel », littéralement « les survivances du passé ». Elle évoque également les domaines dégoûtants de la sexualité pour lesquels Freud pose les premiers fondements d’une théorie de la libido. Il en résultera durant quelques mois (du 29 décembre 1897 au 5 mars 1898) une série d’observations que leur caractère choquant, souvent scatologique, conduira Freud à consigner sur des cahiers à part de « drekkologie » et uniquement adressés à Fliess. Dans les cercles scientifiques viennois, chacun le prendrait pour un vicieux pornographe s’il exposait ses idées in statu nascendi. Les cahiers de drekkologie, de « merdologie » finiront dans la corbeille à papiers.

Le trajet qui conduit Freud de la Renaissance italienne à l’antiquité se greffe, dans le domaine théorique, à une véritable révolution, irréversible, dans le traitement de la mémoire.

Le 20 janvier 1960, Lacan n’hésitera pas à parler « des débris sur les étagères d’Anna »[30] pour qualifier la collection Freud, ce que Lydia Marinelli n’aurait peut-être pas démenti.

Le musée Freud de Londres, par contre, ne semble pas se résoudre à l’idée d’avoir hérité d’une collection de divinités crasseuses, fut-elle transmise par Freud.

Le commentaire de M. Molnar sur ce passage épistolaire est tout simplement déroutant !

« Les divinités peuvent bien avoir été crasseuses (dreckig). Mais le Seigneur n’a-t-il pas crée l’homme à partir de la poussière (Schmutz) ? Et la poussière, ne constitue-t-elle pas le matériel grossier de la nouvelle alchimie (la drekkologie), laquelle convertit la poussière en or, l’or du discours scientifique ? Une fonction,  à l’intérieur de la cosmogonie freudienne est attribuée à ces divinités minables (schäbig) pour son travail, même si c’est seulement une fonction de presse-papiers. Ultérieurement, ces objets, qui deviennent presque des membres d’honneur de la famille, devaient jouer un rôle plus important. Ils seront cajolés, admirés, probablement même salués et ils accompagneront la famille dans les années 1930 au cours de ses déménagements annuels dans la périphérie viennoise ». [31]

Référence énigmatique mais appuyée à la Bible et à l’origine de l’humanité, conversion de la poussière en or, rappel de la nature scientifique des travaux de Freud et disparition du caractère « dreckig » des divinités… Ainsi la collection retrouve-t-elle, moyennant métamorphose, ses lettres de noblesse et une place d’honneur dans la demeure de Maresfield Gardens.

Ce commentaire est extrait d’un texte de Molnar intégré au catalogue édité par Lydia Marinelli, mais là encore se creusent des écarts irréductibles entre les auteurs. L’argumentaire de M. Molnar est tout imprégné de la tradition humaniste. A la contamination, il substitue la conversion, la mutation d’un état à un autre. Progressivement deux voies et deux directions se dessinent .

Après avoir insisté sur les dimensions tactiles, sensorielles et sémantiques susceptibles de dicter les réactions de tout collectionneur face à sa collection il écrit que « le pur plaisir esthétique devant ces antiquités merveilleuses (vorzüglich) n’est pas à sous-estimer ». [32]

Lydia Marinelli, au contraire, insiste sur le fait que l’objet ne montre rien et qui plus est, rien qui donnerait une quelconque « positivité » à la psychanalyse.

« Ce que les objets exhumés rendent tangibles pour Freud ce n’est pas l’héroïsme de l’exhumation mais les couleurs détruites par leur exposition à la lumière du jour… Freud se pose ici comme propriétaire d’une collection, qui s’oppose de manière certaine au principe de la muséologie. Non seulement les passions individuelles décident de la forme de la collection, mais dans leur référence à la signification de l’éphémère, les statuettes conservent un trait anti-muséal. Ce qui n’est pas conservé chez elles les rend significatives et contredit ce à quoi aspire un musée, à savoir empêcher la dégradation ». [33]

Cette référence à la dégradation jette une lumière crue et étrange sur un sujet qui fait son apparition une vingtaine d’années après la rupture avec Fliess et dont l’importance en lien avec la collection reste difficile à définir : le cancer de Freud et sa matérialisation sous la forme d’une prothèse.



  [25] S. Freud, lettre à Fliess du 06-12-1896, in Sigmund Freud, lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904, Edition complète sur la base de l’édition anglaise établie par Jeffrey Moussaieff Masson [1986], Paris, P.U.F, 2006, p. 273.

 [26] S. Freud, [1896], Zur Ätiologie der Hysterie, L’étiologie de l’hystérie, in Névrose, psychose et perversion, Paris, P.U.F, 1973.

 [27] Thérèse Réveillé, Cinq ou six notes sur le Ring, in Superflux n° 4/5, novembre 2011, l’Unebévue Editeur, p. 60.

 [28] S.Freud, lettre à Fliess du 18-08-1897, op. cit., p. 333.

 [29] S.Freud, lettre à Fliess du 01-08-1899, op.cit, p. 461. Pour l’édition allemande, Briefe an Wilhelm Fliess 1887-1904, Jeffrey Moussaieff Masson (hg), Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag, 1986, S. 399.

 [30] J. Lacan, Séminaire, l’Ethique de la psychanalyse, séance du 20-01-1960.

 [31] M.Molnar, Die Abenteuerlust des Sammlers, in catalogue de l’exposition, op. cit., p. 39.

 [32] Ibid, p. 42.

 [33] Lydia Marinelli, Introduction au catalogue, op. cit, p. 18.

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