Panoptique et ultrasons

Foucault, le panoptique et les ultrasons

Dans Surveiller et punir, Foucault explique que la prolifération de ce qu’il appelle diversement « appareils d’observation », « appareils de production » et « dispositifs disciplinaires » est liée au développement des nouvelles technologies au XVIIIe siècle. Le panopticon, en tant qu’instrument d’observation des nouvelles sciences humaines, et son rôle dans la dispersion du pouvoir par le façonnement et la disciplinarisation des corps dociles sont particulièrement remarquables. Grâce à cette technologie du contrôle et de l’individualisation, cette « technologie politique du corps », une nouvelle « microphysique du pouvoir » émerge : le pouvoir évolue historiquement, passant d’une force extérieure exercée sur l’individu à sa forme plus contemporaine, dans laquelle le pouvoir est exercé à travers les corps individuels. Le pouvoir disciplinaire ordonne le corps, fixe et contraint le mouvement.
Cependant, il existe des caractéristiques cruciales des pratiques de pouvoir et de savoir que Foucault n’articule pas, notamment la nature précise de la relation entre les pratiques discursives et les phéno¬mènes matériels ; une conception dynamique et agentielle de la matérialité qui tienne compte de la maté¬rialisation de tous les corps, non humains aussi bien qu’humains, et qui rende possible une généalogie des pratiques par lesquelles ces distinctions sont faites ; et les façons dont les pratiques technoscientifiques contemporaines permettent des reconfigurations beaucoup plus intimes, omniprésentes et pro¬fondes des corps, du pouvoir, du savoir et de leurs liens que ne le prévoyait la notion de biopouvoir de Foucault (qui a pu convenir aux pratiques du XVIIIe siècle, mais pas à celles d’aujourd’hui).
Dans cet esprit, on remarquera que, si le panopticon peut être représentatif des technologies d’observation du XVIIIe siècle, la technologie des ultrasons constitue un appareil d’observation contemporain par¬ticulièrement poignant. De manière significative, dans l’échographie obstétrique, le transducteur piézoé¬lectrique est un dispositif prosthétique permettant de faire et de refaire des frontières (y compris celles entre nature et culture, humain et non humain, vivant et non vivant, visible et invisible, autonome et indé¬pendant, soi et autre, ainsi que les implosions et autres reconfigurations de l’espace et du temps). Et il sert ici aussi d’interface (intraface) pour lire les unes avec les autres les idées de Bohr et de Foucault. Mais la notion de matérialité chez Foucault n’est pas suffisamment développée pour mener à bien cette élaboration. Dans son analyse de la matérialisation des corps humains, il semble prendre les corps non humains comme des objets donnés naturellement. C’est-à-dire que Foucault ne considère pas les pro¬cessus de matérialisation par lesquels les corps non humains sont matérialisés (il ne s’intéresse pas non plus aux pratiques de délimitation par lesquelles la division entre humain et non humain est constituée). Le mécanisme de matérialisation proposé par Foucault opère par le biais de « l’âme », qu’il lit comme une « technologie du pouvoir sur le corps »

Butler et les frontières corporelles

Un point de départ commun à Judith Butler et Niels Bohr est le fait que les exclusions constituent la limite qui définit le domaine de l’intelligibilité. Pour Butler, le domaine des êtres abjects forme le dehors consti¬tutif du domaine de l’intelligibilité : « cette matrice d’exclusion par laquelle les sujets sont formés exige donc la production simultanée d’un domaine d’êtres abjects, ceux qui ne sont pas encore «sujets», mais qui forment l’extérieur constitutif au royaume du sujet. L’abject désigne ici précisément ces zones «invi¬vables» et «inhabitables» de la vie sociale qui sont néanmoins densément peuplées par ceux qui ne jouis¬sent pas du statut de sujet, mais dont la vie sous le signe de l’»invivable» est nécessaire pour circons¬crire le domaine du sujet ». Pour les deux théoriciens, les exclusions sont un élément constitutif des pra¬tiques de tracé de frontières.
Butler développe une notion de la performativité du genre qui lie la formation du sujet à la production de la matérialité du corps. Ce serait mal comprendre l’oeuvre de Butler que de lui reprocher de réduire la question complexe de la matérialité à un simple discours, de soutenir que les corps sont formés à partir de mots, ou d’affirmer que la seule façon de rendre le monde meilleur est la resignification. Au contraire, Butler nous fournit une analyse perspicace et puissante de certaines dimensions discursives de la maté¬rialisation des corps en chair et en os. Ce que je veux dire, c’est que l’analyse de la matérialisation que propose Butler laisse de côté des éléments cruciaux. Elle réinscrit finalement la matière comme un pro¬duit passif des pratiques discursives plutôt que comme un agent actif participant au processus même de matérialisation. En outre, la théorie de la matérialité de Butler se limite à rendre compte de la matérialisa¬tion des corps humains ou, plus précisément, de la construction des formes de corps humains. De plus, comme sa lecture de la matérialité en termes de pratiques de régulation foucaldiennes le montre claire¬ment, les processus qui comptent pour elle sont uniquement les pratiques sociales humaines (réinscrivant ainsi la dichotomie nature-culture qu’elle souhaite contester).
Le réalisme agentiel offre une compréhension de la matérialisation qui va au-delà des limites anthropo¬centriques de la théorie de Butler. De manière significative, il reconnaît le dynamisme de la matière. Dans une approche réaliste agentielle, la matière ne réfère pas à une substance fixe ; la matière est plutôt la substance dans son devenir intra-actif – non pas une chose mais un faire, une coagulation d’agentivités.

Handicap

Les privilèges fondés sur la capacité physique offrent le luxe de tenir pour acquise la nature du corps alors qu’il navigue dans un monde construit spécifiquement avec l’image de l’encorporation « normale ». C’est lorsque le corps ne fonctionne pas – lorsque le corps « tombe en panne » – que ces présupposés remon¬tent à la surface. Ce n’est souvent que lorsque les choses cessent de fonctionner que l’appareil est remar¬qué pour la première fois. Lorsque de telles (in)opportunités se présentent, la nature enchevêtrée des phé¬nomènes émerge avec l’importance de la coupure agentielle et ses exclusions constitutives corollaires. Il devient alors clair que la « corporéité-valide » n’est pas un état naturel de l’être mais une forme spécifique d’incarnation co-constituée par les pratiques d’établissement des frontières entre les « valides » et les « handicapés ». Se concentrer sur la nature de la matérialité des corps valides en tant que phéno¬mènes, et non en tant qu’objets/sujets individuels, permet de comprendre ce que signifie être valide : c’est, en faisant partie de lui, vivre avec/dans le phénomène qui inclut la coupure et ce qu’elle exclut. Et ainsi, ce qui est exclu n’est jamais vraiment autre, pas dans un sens absolu, et donc, être valide signifie essen¬tiellement être dans une relation prothétique avec les « handicapés ».

Les lianes enchevêtrées

Les forêts tropicales offrent rarement des points de vue dégagés – impossible de les dominer du regard – et une fois qu’on y pénètre, le champ de vision se réduit brutalement, tant l’espace est strié par la profusion de végétaux et de formes indécises.Frondeuse, cette entité végétale subvertit d’emblée la manie coloniale de répertorier les vivants par ethnies aux frontières bien étanches. La liane désigne donc moins un être – une identité – qu’une certaine façon pour une pulsation végétale d’explorer et de dérouler un territoire au fil de son avancée, en y traçant des voies inédites, et en assurant la correspon¬dance entre une multitude de strates et d’habitants de la forêt. À travers l’entrelacs des lianes, il s’agit donc, également, de penser l’enchevêtrement des agentivités : l’« intra-action » des humains et autres vivants, des milieux de vie, des artéfacts, des images, etc. Dénétem Touam Bona

Des appareils de production corporelle

Haraway soutient que l’insistance sur l’existence d’une frontière corporelle évidente s’arrêtant à la peau ne reconnaît pas la situation spécifique du corps dans le monde. Mais pour Haraway, « la situation n’est jamais évidente, jamais simplement “arrêtée” [mais] toujours critique », « le genre de position dont l’enjeu est de montrer comment le “genre”, la “race” ou toute autre inégalité structurée, dans chaque instance spécifique imbriquée, se construit dans le monde – c’est-à-dire non pas le “genre” ou la “race” en tant qu’attributs ou propriétés, mais le “genre racialisé” en tant que pratique qui construit des mondes et des objets de certaines manières plutôt que d’autres, qui se construit dans les objets et les pratiques et n’existe pas d’une autre manière. Des corps en devenir, et non des corps tout faits ». Pour Haraway, « l’encorporation est une question de prothèse compagne » – les corps en devenir ne sont jamais sépa¬rés de leurs appareils de production corporelle.

Les voisins disparus de Freud

Exposition Marinelli du 26 mars 2003 au 28 septembre 2003: “Les voisins disparus de Freud”. Norbert Mayer dans Die Presse : « Si les voisins de Freud deviennent un objet de recherche au même titre que la secrétaire d’ Hitler ou la femme de chambre d’ Eva Braun, le risque n’est-il pas de se retrou¬ver à l’arrière-garde de l’histoire contemporaine ? »
Réponse de Inge Scholz Strasser : « Décrire cette approche comme une recherche d’arrière-garde, voilà une compréhension de l’histoire profondément autrichienne ».

Lynn Margulis et la matérialité du sexe
Bactéries, virus et micro-organismes se sont enchevêtrés au long des siècles, et le sexe, comme la symbiose, est lié à la matière qui s'anime en mélangeant et en réarrangeant.

Le technogenre de P.B. Preciado

L’invention de la catégorie “genre” (gender) constitue l’indice de rupture et le point d’émergence du régime pharmacopornographique de la sexualité. Loin d’être une création du discours féministe des années 60, cette notion appartient au discours biotechnologique de la fin des années 40. Le genre, la masculinité et la féminité pharmacoporno sont des artéfacts issus de la Seconde Guerre mondiale qui prendront leur plein essor commercial après la guerre froide, au même titre que la nourriture en conserve, l’ordinateur, les chaises en plastique, l’énergie nucléaire, la télévision, la carte de crédit, le stylo-bille jetable, le code-barre, le matelas gonflable ou le satellite de communication. Testojunkie 2008 Madrid.

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Publication  du  livre  de  Karen  Barad

Karen Barad, À la rencontre de l’univers, La physique quantique et l’enchevêtrement matière-signification,
2007, traduit de l’américain par Denis Petit, L’unebévue-éditeur,

Tome 1-L’AFFAIRE COPENHAGUE, Science et éthique de l’enchevêtrement matière-signification, 2020.
Tome 2- DIFFRACTIONS, Différences, contingences, et enchevêtrements qui importent, 2022 ;
Tome 3- LE RÉALISME AGENTIEL Intra-actions et pratiques matérielles-discursives, 2023
Tome 4- ENCHEVÊTREMENTS QUANTIQUES Intra-activité du devenir (à paraître),

Quelques livres

Michel Foucault, Surveiller et punir, Tel Gallimard, 1975.
Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, La Découverte, [1990], 2005.

Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », Editions Amsterdam [1993], 2002.
Lynn Margulis et Dorion Sagan, Microcosmos, trad française 2022.
Dénétem Touam Bona, Sagesse des lianes, Cosmopoétique du refuge 1, post-éditions, 2021
Stengers Isabelle, Cosmopolitiques, Paris, Les Empêcheurs de tourner en rond, réed. 2022, ou
Cosmopolitiques, tome 4 : Mécanique quantique : la fin du rêve, 1997.
Preciado, Beatriz, Testojunkie, Sexe, drogue, et biopolitique, Grasset, 2008.

Participation aux frais de la journée : 20€ - tarif réduit possible.