Haraway/Kohn
Brouillon bariolé
Suite du workshop du 3 février 2024
Je persiste à ne pas saisir les questions telles qu’elles se sont posées autour de la relation/débat entre Kohn et Haraway à propos des animaux plus particulièrement des chiens, et les affaires rêves, langage, parler-chien, pidgins transespèces et toutes ces sortes de choses. Il y a dans tout ce genre de questions une sorte de pré-centrage qui ne me va pas bien. Peut-être parce que dans les entrainements et cours d’agility, et dans les affaires de zones de contact, il est plutôt question de corps, de vitesse, de compréhension, d’attitude, d’action.
Par ailleurs, je ne trouve rien qui réponde « directement » à ce constat écrit dans le flyer
« Donna Haraway, à la suite d’un mail qu’Eduardo Kohn, étudiant, lui avait envoyé, à propos de ses interrogations sur comment les chiens rêvent, a réenvisagé ses impasses sur les zones de contact entre elle et sa chienne Cayenne. Plus tard, elle a écrit une présentation du livre de Kohn Comment pensent les forêts ».
D’autant que pour la 4ème de couverture ce How forests think, la question bien c’est de percevoir où ça change et de quelle manière.
« Une forêt pensante n'est pas une métaphore. Enracinée dans des mondes-en-train-de-se-faire (worldings) richement compostés, sémiotiques autres-que-symboliques, elle enseigne au lecteur comment les rencontres autres-qu’humaines (other-than-human) ouvrent des possibilités de réalisation émergente de mondes, et pas seulement de visions du monde. La sémiotique présentée dans ce livre bien conçu est technique, travaillée, exigeante, adaptée à la forme et à la modalité, attentive aux propriétés émergentes, précise d'un point de vue multinaturel et ethnographique. Penser avec le monde autre-qu’humain montre que ce que les humains partagent avec tous les êtres vivants est le fait que nous vivons tous avec et à travers des signes. La vie est constitutivement sémiotique. En plus de tout cela, ce livre est une lecture puissante qui a changé mes rêves et retravaillé mes habitudes d’interprétation bien établies, même celles qui concernent les espèces-multiples (multispecies). »
Donna Haraway, Quatrième de couverture de l’édition américaine de Comment pensent les forêts d’Eduardo Kohn
Cependant il semble bien que ce que lui écrit Kohn a mis le doigt sur un aspect de ses difficultés sur la zone de contact. On ne sait pas quoi exactement, ni comment.
Mais il s’agit de difficultés concrètes, physiques lors des séances d’entrainement, qui donc concerne son attitude, mais tout autant son écriture et l’analyse même qu’elle fait des difficultés de compréhension qui insistent sur cet obstacle entre Cayenne et elle. Bref il s’agit d’échecs répétés sur ladite zone de contact.
Revenons à la zone de contact d’une soixantaine de centimètres de long peinte en jaune aux deux extrémités des balançoires, passerelles et palissades en A17 18. Et laissons de côté les passerelles et les balançoires, Cayenne et moi ayant trouvé leurs logiques intuitivement évidentes ; seule la déesse sait pourquoi. En revanche, s’il y a bien au moins une intrigue policière avec laquelle je suis familière, c’est celle dans laquelle la palissade en A est désignée comme l’instrument du crime ’8. Je vois très bien de quoi il retourne: Cayenne et moi avons failli nous entretuer dans cette zone de contact. Le problème était simple : nous ne nous comprenions pas l’une l’autre. Nous ne communiquions pas. Nous ne possédions pas encore une zone de contact à nous pour nous accorder l’une à l’autre. Résultat : non seulement elle sautait régulièrement par-dessus le premier contact de la palissade sans toucher, ne fut-ce que d’un simple coup de patte avant, le segment jaune, mais elle fonçait ensuite à toute vitesse à l’autre bout sans s’arrêter le moins du monde, comme il le faut, dans la jolie position du «deux pattes arrière sur la zone, deux pattes avant sur le sol » jusqu’à ce que je donne le mot de libération convenu (« ail right») pour se lancer dans l’obstacle suivant. Je n’arrivais pas à comprendre ce quelle ne comprenait pas ; elle n’arrivait pas à comprendre ce que signifiaient mes indices et critères de performance qui étaient à la fois ambigus et en constante mutation. Face à mon incohérence, elle sautait, pleine de grâce, par-dessus la zone critique comme si elle était électrifiée. Elle l’était vraiment ! Elle réussissait à nous repousser toutes les deux. Après, nous nous rejoignions l’une l’autre pour former une équipe cohérente, mais notre parcours de qualification était complètement fichu. Lors des entraînements, nous effectuions correctement nos contacts mais en compétition nous échouions lamentablement. Il va sans dire que nous étions loin d’être les seules confrontées à ce problème, plutôt courant chez les chiens et les humains qui s’entraînent ensemble à l’agility. C’est sur cette bande de peinture que Cayenne et moi avons tiré nos plus laborieuses leçons sur le pouvoir, la connaissance et la façon dont les détails matériels comptent pour s’accorder.
DH va travailler donc les dimensions de l’expression zone de contact chez un certain nombre d’auteurs et Kohn fait partie des auteurs cités. La question au centre de ce problème concerne le réglage sur l’exceptionnalisme humain. Je cite un large extrait :
L’exceptionnalisme humain nous aveugle. Obnubilées par des histoires qui louent ou condamnent le contrôle humain de la nature, les personnes affligées de telles œillères supposent que la nature humaine - et peu importe le détail des variations culturelles - est essentiellement constante (ou bien l’est souvent «biologiquement») mais que, dans le même temps, l’être humain remodèle les autres, de la molécule à l’écosystème. Pour repenser la «domestication» qui lie intimement des êtres humains à d’autres organismes, qui incluent aussi bien des plantes, des animaux que des microbes, Tsing s’interroge : « Et si nous imaginions une nature humaine qui co-évolue historiquement selon des nœuds variés de dépendance interspécifique? » Elle appelle ces types d’entrelacements des «marges indociles». « La nature humaine, poursuit-elle, est une relation interspécifique14. » Elle approuverait que je dise que c’est la même chose pour les chiens. Dans ce chapitre, c’est l’intrication humain-chien qui guide ma réflexion sur les zones de contact et ces fertiles marges indociles.
Et elle place Kohn et sa démarche comme relevant du même esprit
Dans un esprit proche, l’anthropologue Eduardo Kohn a exploré des zones de contact multispécifiques dans la région de la haute Amazonie * équatorienne. Tout en réalisant un terrain ethnographique parmi les communautés Runa de langue quechua et les différents animaux avec lesquels elles trament leur existence, Kohn s’est insinué dans les intrications naturelles, culturelles, politiques, écologiques et sémiotiques qu’abritent des assemblages d’espèces où les chiens sont des acteurs centraux. «L’identité amazonienne, écrit-il, issue pour une grande part de l’interaction avec des sois sémiotiques non humains, est également le produit d’une certaine subjectivation coloniale. [...] Cette étude se tourne notamment vers certaines techniques de métamorphose chamanique (elle-même fruit d’une interaction et, dans ce processus d’un estompement des distinctions, remplie de toutes sortes de sois non humains) et vers les manières dont cela modifie les termes de la subjectivation (les corps sont des sortes d’entités très différentes dans cette partie du monde) en balisant certains espaces de possibilité politique25. » Si Cayenne et moi n’avons pas accès à des métamorphoses chamaniques, remanier la forme pour aboutir à un type d’unité à deux est le genre de réarrangement métaplasmique que nous avons recherché.
Il semble donc que c’est une affaire de métamorphose qui la bouscule
Songeant à la métamorphose alors même que je végétais désespérément avec Cayenne sur cette bande de peinture jaune de la palissade en A, je me suis réconfortée en pensant que la plupart des choses qui se transforment dans la vie surviennent dans les zones de contact. Je me suis alors tournée vers les phénomènes d’induction réciproque auxquels s’intéresse la biologie du développement. Dans les années I960, doctorante au département de biologie de Yale, j’ai étudié les interactions morphogénétiques dans lesquelles les cellules et les tissus d’un embryon en développement se façonnent mutuellement à travers des cascades de communications chimico-tactiles. Les techniques permettant de cartographier ces interactions complexes ainsi que l’imagination requise pour élaborer de meilleurs concepts théoriques ont considérablement évolué depuis une vingtaine d’années. Les rééditions successives du manuel Biologie du développement de Scott Gilbert, dont la première date de 1985, offrent un merveilleux terrain pour approcher de plus en plus finement le rôle primordial de l’induction réciproque, processus à travers lequel les organismes se structurent grâce aux destins que se co-façonnent mutuellement les cellules26. L’élément important est que les zones de contact sont là où il y a de l’action, là où chaque interaction entraîne et modifie la suivante. Les probabilités changent ; les topologies se transforment; ce qui se développe est canalisé par le résultat d’inductions réciproques27. Les zones de contact modifient le sujet – tous les sujets – de façon surprenante.
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Mais en même temps pour nous, il faut quand même pouvoir se situer dans/avec ce que fait le livre lui-même, et de quelle façon il s’adresse au lecteur.
En premier lieu, on peut, en toile de fond, dire et garder à l’esprit que DH écrivant WSM fait part, de la façon dont elle a été amenée à réaliser comment elle était prise dans/par ses « canons » philosophiques, notamment par ceux qui ont compté le plus, ceux dont elle attendait le plus : ceux de la french theory, Derrida, Deleuze et Guattari, mais aussi Foucault, et Marx. Comme si ses amis l’avaient gardée dans les filets sémiotiques de l’exceptionnalisme humain.
Pour Deleuze et Guattari d’une part, cela se passe dans le premier chapitre de la 1ère partie « Nous n’avons jamais été humains ». Ce chapitre a pour titre Présentations.
Pour Foucault cela se passe dans le deuxième texte de cette même partie : il a pour titre CHIENS À VALEUR AJOUTÉE ET CAPITAL VIVANT. On y trouve ceci
À la fin du XXe siècle, les médicaments mis au point pour l’homme (et testés positivement sur les rongeurs) sont également devenus des agents pour soulager les chiens par une sorte de transfusion interspécifique de patient à patient. Ce genre de scène où les chiens apparaissent comme des patients fait partie de mon histoire originelle, en tant qu’adulte, dans le monde canin. L’histoire de mon enfance au sein de la classe moyenne était plus en lien avec la restriction, dans les années 1950, des espaces communs multi-espèces à travers les réglementations sur le port de la laisse qu’avec la biomédecine. En 1995, vers la fin de sa seizième et dernière année de vie, ma chienne bâtarde moitié labrador, Sojourner (une progéniture, source de grâce, issue d’un géniteur irresponsable d’arrière-cour, que nous avons affublée du nom d’une grande femme libératrice25), et moi-même avons commencé à fréquenter le cabinet vétérinaire de Santa Cruz. J’avais lu Michel Foucault et savais tout du biopouvoir et des pouvoirs prolifératifs des discours biologiques. Je savais combien le pouvoir moderne était avant tout productif. Je savais combien il était important de posséder un corps gonflé à bloc, domestiqué et supervisé par les appareils de la médecine, de la psychologie et de la pédagogie. Je savais que les sujets modernes possédaient de tels corps et que les riches en faisaient l’acquisition avant les classes ouvrières. J’avais été préparée à une modeste extension de mes privilèges cliniques vers tout être sentant et vers quelques-uns non sentants. J’avais lu Naissance de la clinique et Histoire de la sexualité, et avais écrit sur les techno-biopolitiques des cyborgs. J’avais l’impression que plus rien ne pourrait me surprendre. Mais J’avais tort. Le chauvinisme de Foucault à l’égard de sa propre espèce m’avait fait oublier que les chiens, eux aussi, pouvaient vivre dans les domaines du techno-biopouvoir. Naissance du chenil, ai-je imaginé, était peut-être le livre qu’il me fallait écrire. Quand les espèces se rencontrent en est la progéniture mutante. 103
Ce texte, Naissance du chenil, est sorti en 2000. C’est en quelque sorte le point d’ancrage du Companion species manifesto qui sortira en 2003. Elle commence la conférence ainsi
Le titre de la conférence de ce soir, en hommage à ma dette envers Michel Foucault, est Naissance du chenil : Cyborgs, Dogs and Companion Species (Naissance du chenil : cyborgs, chiens et espèces de compagnie). C'est à la lumière de mes dettes en tant qu'enfant qui a grandi avec le lait de Darwin, Freud, les organismes génétiquement modifiés et les éléments transgéniques tels que le plutonium. Je lis cette Je lis cette conférence en fonction de ma famille, de ma fratrie, du lait de mes mères, de Darwin, de Foucault et d'Onco-souris.
Rajoutons que dans le Companion species manifesto, elle dit avoir été interpellée par les animaux
Aujourd'hui, ce sont les animaux qui, à travers les récits saturés d'idéologie que nous en faisons, nous «interpellent» pour demander des comptes quant aux régimes dans les quels eux comme nous devons vivre. Nous les « interpellons » au sein de nos constructions de la nature et de la culture, avec toutes les conséquences majeures que cela entraîne en termes de vie et de mort, de santé et de maladie, de longévité et d'extinction. Nous vivons également les uns avec les autres, dans la chair, selon des arrangements qui ne se réduisent pas à nos idéologies. Les histoires vont bien au-delà de l'idéologie. En cela réside notre espoir.24
Mais aussi elle fait fonctionner l’interpellation d’une double manière :
Avec un double sens typique de la plupart des mots intéressants, l'interpellation est aussi une interruption dans le corps politique qui insiste pour que ceux qui sont au pouvoir justifient leurs pratiques, s'ils le peuvent. Il convient également de ne pas oublier qu'"ils" peuvent être "nous". Qui que nous soyons et où que nous soyons dans les domaines de la technoscience, nos pratiques ne doivent pas être sourdes aux interruptions troublantes. L'interpellation est à double tranchant dans sa puissante capacité à héler des sujets dans l'existence. (MW dans la partie femaleman)
Sa façon de répondre à cette interpellation par les animaux et les discours que l’on tient sur eux, revisiter Marx et le Capital
Marx a analysé la Forme de la marchandise à travers le doublet valeur d’échange/valeur d’usage. Mais que se passe-t-il quand la marchandise morte-vivante mais toujours générative se transforme en ce petit bout de propriété aux allures de chien, vivant et respirant, doté de droits, tantôt se prélassant sur mon lit, tantôt offrant des échantillons buccaux pour votre projet de séquençage de génome, tantôt acquérant une puce électronique insérée sous la peau du cou avant que le refuge du coin ne le fasse adopter par ma voisine comme un nouveau membre de sa famille ? Dans les faits, un Canis lupus familiarisa le familier est toujours là où se tapit l’étrange. Une étrangeté, notamment, parce que la valeur y redevient chair vivante en dépit de toutes les dématérialisations et objectivisations qu’impose l’évaluation du marché.
Pour Marx, il a toujours été évident que la valeur d’usage et la valeur d’échange désignaient des relations. C’est précisément cette idée qui a conduit, sous des apparences d’équivalence de marché, à la sphère trouble de l’extraction, de l’accumulation et de l’exploitation humaine. Transformer le monde entier en marchandises échangeables est au cœur de ce processus, la règle du jeu étant de reformater le monde afin qu’il y ait en permanence de nouvelles opportunités de production et circulation de marchandises. Et cela donne un jeu qui absorbe sans pitié la force de travail vivante des êtres humains. Dans les termes précis et imagés de Marx qui continuent de provoquer des attaques chez les défenseurs du capitalisme, le capital vient au monde «dégoulinant de sang et de saleté par tous ses pores, de la tête aux pieds1 ». Et si, cependant, la force de travail humaine n’était qu’une partie de l’histoire du capital vivant ? De tous les philosophes, Marx est celui qui a saisi l’importance de la sensibilité relationnelle et qui a mûrement réfléchi au métabolisme entre les êtres humains et le reste du monde qui vient à l’existence dans le travail vivant. Pourtant, quand je le lis, il n’a finalement lui non plus pas été capable d’échapper à la téléologie humaniste de ce travail – la fabrication de l’homme lui-même. En fin de compte, on ne trouve dans son histoire ni espèces compagnes ni inductions réciproques ni épigénétique multispécifique2. Et si, à l’inverse, les catégories du naturel et du social que Marx était si près de retravailler mais que, sous la pression de l’exceptionnalisme humain, il n’a finalement jamais remises en question, ne pouvaient pas rendre compte des marchandises qui intéressent celles et ceux qui vivent dans le régime du Capital Vivant? Ces questions ont déjà été posées, mais je propose ici de les aborder à travers les relations qui se tissent actuellement aux États-Unis à partir de pratiques impliquant humains et chiens, lesquelles soulèvent des interrogations qui ne sont généralement pas associées au terme biocapital, pourtant crucial.
Nous ne manquons pas de preuves sur le fait que la marchandisation typique et délirante est bel et bien à l’œuvre dans les mondes canins des États-Unis, remplis de consommateurs fous et de technosciences exubérantes. Je donnerai à mes lecteurs un paquet de faits qui les rassureront sur ce point et, ceux-là même qui suffisent à susciter toute l’indignation morale, dont, nous, gens de gauche, avons apparemment besoin pour bien commencer la journée, et qui suffisent à motiver la volonté de résister au jugement que nous, analystes de la culture, semblons apprécier encore plus. Toutefois, si un homologue de Marx écrivait le premier volume du Biocapital, c’est sans le problématique réconfort offert par l’exceptionnalisme humain que l’analyste devrait aujourd’hui se pencher sur une structure dorénavant tripartite : valeur d’usage, valeur d’échange et valeur de rencontre3. Aux États-Unis, les chiens sont aussi bien des marchandises que des consommateurs de marchandises. La valeur de rencontre trans-spécifique concerne les relations qui se nouent dans une foule bigarrée d’êtres vivants, dans laquelle le commerce et la prise de conscience, l’évolution et la bioingénierie, l’éthique et l’utilitaire sont tous en jeu. Je m’intéresse ici plus particulièrement aux « rencontres » qui impliquent, d’une manière non triviale mais difficile à qualifier, des sujets appartenant à différentes espèces biologiques. Mon objectif est de faire un petit pas de plus dans la caractérisation de ces relations historiquement situées dans le contexte spécifique du capital vivant. J’aimerais rattacher mon simili-Marx aux différentes intrications de valeurs chez les espèces compagnes, en particulier chez les chiens et les humains ancrés dans la technoculture capitaliste du début du XXIe siècle, où la perspective selon laquelle être un humain situé équivaut à être façonné par et avec des animaux familiers pourrait permettre d’approfondir nos capacités à comprendre les rencontres à valeur ajoutée. 81-82
Dans la mesure où elle écrit avec/par ses échecs dans les courses d’agility, c’est son écriture canine on ne peut dire que cette toile de fond soit sémiotiquement centrée, ni même biosémiotiquement centrée. Il s’agit, là où elle se bat , de trouver un moyen de vivre, responsable, dans un monde fabriqué par la technoscience, et le biocapital et sa férocité sémiotique.
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On peut penser que ce que Kohn fait, à travers sa manière d’aller vers une anthropologie de la vie, modifie sa façon d’attraper les questions, ou le trouble, à plusieurs endroits. En particulier quelque chose se passe à propos d’un certain positionnement à l’endroit de la mise en jeu du mot ″species″.
Dans le Companion species manifesto 2003: elle crée l’expression ″companion species ″pour résister à la formule biopouvoir, de la biopolitique « companion animal ». (Soit comment elle raconte ce geste, et les dimensions qu’impliquent ″species″ plutôt qu’″animal″). Il y a un côté trop philosophique qu’elle se reproche d’ailleurs dans cette explicitation de l’emploi de ″species″. P 17 version anglaise.
Mais dans When species meet, 2008 la tonalité est différente : l’accent est mis sur le concret de la relation, et du jeu avec les dimensions qu’amènent le terme ″species″, par rapport au terme animal, et sur une dimension du « voir » et à respect et réponse
- Par expérience, je sais que lorsque le terme & espèces compagnes est prononcé, la discussion tend à tourner autour des « animaux de compagnie»: chiens, chats, chevaux, ânes miniatures, poissons tropicaux, bébés tortues en voie de disparition, fourmilières artificielles, perroquets, mygales en laisse et dodus cochons vietnamiens. La plupart de ces créatures, mais pas toutes et aucune sans histoires tout à fait non innocentes, ont été accueillies sans hésitation dans la catégorie globale et malléable des animaux de compagnie du XXIe siècle. Historiquement situés, ces animaux enrôlés dans des relations compagnes avec des êtres humains tout aussi situés apparaissent, bien entendu, comme les principaux protagonistes de ce livre. Mais la catégorie d’« espèces compagnes » est moins délimitée et plus cacophonique.
En effet, cette notion, qui renvoie moins à une catégorie qu’à un curseur suivant un incessant « devenir-avec », me paraît un réseau bien plus riche à peupler que tout ce que les posthumanismes envisagent après (ou en référence à) la mort de l’homme, perpétuellement différée22. Je n’ai jamais souhaité être post-humaine, ni posthumaniste, et encore moins postféministe. Il reste avant tout un travail urgent à faire en lien avec celles et ceux qui doivent peupler les catégories troubles de femme et d’humain, des catégories désormais proprement pluralisées, reformulées et intimement croisées avec d’autres différences asymétriques23. Plus fondamentalement, toutefois, ce sont les modèles relationnels et, selon l’expression de Karen Barad, les intra-actions à de multiples échelles spatio-temporelles qu’il s’agit de repenser en ne substituant pas à une catégorie trouble une autre bien pire encore qui risquerait un déchaînement de messages sur nos écrans24.
Les partenaires ne précèdent pas leur mise en relation mais sont le fruit d’un devenir-avec: tel est le leitmotiv des espèces compagnes. Même l’Oxford English Dictionnary va dans ce sens. En m’abreuvant d’étymologies, je dégusterai mes mots clefs et leurs saveurs.
Elle positionne donc les mots Companion et species ainsi
- Compagnon vient du latin cumpanis, « avec le pain ». Sont des compagnons les convives d’une tablée. Les camarades sont des compagnons politiques. Dans le contexte littéraire, le compagnon désigne un vade- mecum ou un manuel, comme peut l’être l’Oxford Companion dédié au vin ou à la poésie anglaise : de tels compagnons aident les lecteurs à bien consommer. Les associés dans le monde des affaires et du commerce forment une compagnie – un terme également utilisé pour qualifier le rang le plus bas dans un ordre de chevaliers; un invité; une guilde du Moyen Âge ; une flotte de bateaux marchands ; une meute locale de filles scouts; une unité militaire; et, familièrement, la CIA. Sous sa forme verbale, accompagner signifie « frayer avec, tenir compagnie », avec des connotations sexuelles et des sous-entendus, toujours prêts à surgir.
- Le terme espèce, comme tous les mots anciens et conséquents, réunit un panel flottant, mais dans le registre visuel plutôt que gustatif. La racine latine specere nous entraîne ici dans ce qui est relatif à l’acte de «voir» et de «contempler». En logique, l'espèce se réfère à une impression mentale ou à une idée, renforçant l’évidence que penser et voir sont deux actes identiques. En désignant tantôt ce qui revient finalement au spécifique, ou au particulier, et tantôt ce qui a trait à une classe d’individus partageant les mêmes caractéristiques, le terme espèce contient tout et son contraire de la façon la plus prometteuse – ou spéciale – qui soit. Les débats sur la question de savoir si les espèces sont des entités organiques concrètes ou des commodités taxinomiques font partie du discours que l’on appelle la « biologie ». L’espèce concerne la danse qui enlace parenté et genre. La capacité à opérer des croisements génétiques conditionne de manière rudimentaire et facile l’appartenance à une même espèce biologique; les échanges génétiques horizontaux que pratiquent, d’ailleurs, les bactéries, n’ont jamais permis de constituer de très bonnes espèces. En outre, les transferts de gènes par voie biotechnologique rejouent la parenté et le genre à des niveaux et dans des configurations sans précédents sur terre, réunissant autour d’une même tablée des convives qui n’ont aucune idée de comment bien se nourrir et qui, selon moi, n’auraient jamais dû en définitive être réunis. L’enjeu est la question : Quelles espèces compagnes vivront et mourront, ou le devraient, et comment?
- Le terme espèce structure également les discours sur la conservation et l’environnement. Les «espèces menacées» permettent simultanément d’évaluer et d’évoquer mort et extinction sur le mode usuel des représentations coloniales de l’indigène en perpétuelle voie de disparition. L’association discursive entre les colonisés, les asservis, les non-citoyens et les animaux – tous réduits à la catégorie des Autres par rapport à l’homme rationnel et essentiels à la lumière qui est son apanage – est au cœur du racisme et, de façon irrémédiable, contamine les entrailles de l’humanisme. Au sein de cette intrication de catégories s’entremêle la prétendue responsabilité de la « femme » envers l’ »espèce », puisque cette femelle particulière et typologique est réduite à sa fonction reproductive. Féconde, elle réside à l’extérieur du territoire rationnel de l’homme, même si c’est elle son canal. L’étiquette d’ »espèce menacée » apposée aux États-Unis sur les Afro-Américains rend palpable la constante animalisation qui alimente tout à la fois les racialisations libérale et conservatrice. L’« espèce » empeste l’odeur de la race et du genre, et dès qu’il y a rencontre située entre espèces, c’est tout cet héritage qui doit être dénoué pour laisser la possibilité aux espèces compagnes de tricoter ensemble de meilleurs liens dans et au-delà de leurs différences. En desserrant l’emprise analogique dans laquelle les êtres-autres-que-l’homme sont amalgamés les uns aux autres, les espèces compagnes auront plutôt à apprendre à vivre sur le mode de l’intersectionnalité25.
- Élevée dans la religion catholique, j’ai grandi en sachant que la Présence réelle du Christ apparaît sous une « espèce » double, sous celle visible du pain et du vin. Après avoir vu et mangé ce copieux repas, le signe et la chair, ce qui est donné à voir et à manger, sont devenus pour moi à jamais inséparables. La sémiotique profane n’a jamais fourni une telle profusion ni causé autant d’indigestions. Tout cela m’a préparée à voir que l’espèce se lie à l’épice. Au temps des croisades, les épices avec leur goût « spécial » valaient de l’or en Europe26. L’ « espèce » désigne souvent la race humaine, hormis quand elle est adaptée à la science- fiction où les espèces abondent27. Présumer en savoir beaucoup sur une espèce avant de la rencontrer peut être une erreur. Enfin, on trouve la formule « en espèces » qui désigne la monnaie sonnante et trébuchante, de formes et de genres différents. Dans le même esprit que le mot compagne, celui d’espèce signifie et incarne la richesse. Me vient en tête la mise en garde de Marx contre le côté à la fois étincelant et pourri de l’or.
Le tout pour repenser, pour un autre imaginaire, calibré autrement
Repenser les choses de cette façon nous conduit à regarder à nouveau, à respecere, à faire acte de respect. Tenir en respect, répondre, se témoigner une mutuelle reconnaissance, remarquer, prêter attention, avoir de la considération ou de l’estime pour: tout ceci s’articule à des façons de s’accueillir poliment les uns les autres, d’instituer la polis, là où et dès que les espèces se rencontrent. Nouer ensemble espèce et compagne dans le milieu de la rencontre, du respect et de la reconnaissance mutuelle, c’est pénétrer le monde du devenir-avec, où ce qui importe est précisément avec qui et quoi nous sommes mis en présence. Dans son article « Unruly edges: Mushrooms as companion species », AnnaTsing insiste sur le fait que « la nature humaine est un réseau de relations interspécifiques28». Réaliser cela est, selon l’expression de Paul B. Preciado, la promesse d’une altermondialisation. L’interdépendance des espèces nomme le jeu concret qui ne cesse de se tramer sur terre : un jeu qui implique nécessairement réponse et respect. Il est celui que pratiquent les espèces compagnes s’exerçant à foire attention. A peu près rien n’est exclu de ce jeu nécessaire, ni les technologies, ni le commerce, ni les organismes, ni les paysages, les peuples ou les pratiques. Je ne suis pas une posthumaniste ; je suis en devenir avec des espèces compagnes qui sèment la confusion dans les catégories préfabriquées de la famille et du genre. Ce sont, en définitive, des compagnes queer dans un jeu mortel. 34
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Bref, quand DH parle de Kohn dans la partie Training in the contact Zones, on dirait que cela fonctionne comme sa remarque à propos de Starhawk dans le Cyborg manifesto :
Pour moi, et même si ces deux figures sont liées l'une à l'autre dans la danse en spirale, j'aime mieux être cyborg que déesse 321
Peut-être comme si ce qui fait différence entre les deux, c’est positionnement esthétique, public. Peut-être parce que la plus grande différence tient à leur position dans l’écriture.
C’est là où il faut faire compter l’écriture de WSM, l’agencement du livre. Pour moi il y a une trop grande différence de positionnement public entre les deux pour que les choses s’abordent comme cela a été abordé. En tous cas ça m’est impossible.
Kohn est du côté discours anthropologie/universitaire proposant quelque chose d’absolument neuf, nouveau que Haraway salue.
Le positionnement public DH est féministe, féminisme ne se rapportant pas à une essence mais à une tâche, comprendre, raconter le monde en train de se mondialiser par et à travers la technoscience (ce qui constitue une grande différence d’avec La science), le raconter avec une attention particulière à ses technologies sémiotiques. C’est pourquoi ses textes s’adressent aux féministes quels qu’ils soient.
On peut dire écriture de vie. Life writing.
Mise en jeu par l’écriture et la construction du livre d’un récit « auto-biographique » : raconter la difficulté à se défaire de sa chair « d’exceptionnalisme humain », à travers une expérience – actuelle- une discipline sportive et ses contraintes, amenée selon ses termes comme « ontologie émergente », dans un monde commandé par une biopolitique de technoscience et ses spécificités. Une invention relationnelle, un devenir-avec.
Comme s’il n’y avait pas d’autre possibilités pour présenter cette affaire que cette écriture de vie.
Elle situe dans une interview en 2016, la différence d’écriture entre les deux manifestes: « D'une certaine manière, le "Companion Species Manifesto" est davantage le fruit d'un acte d'amour, tandis que le "Cyborg Manifesto" est davantage le fruit d'un acte de rage » et ceci « Oui, et cela donne un ton fondamentalement différent au Manifeste des espèces compagnes et au Manifeste cyborg. Il y a un sens de la finitude, un sens de la mortalité. Un sens palpable de la présence de la vie et de la mort qui se situe dans un registre différent de celui du "Manifeste des cyborgs". « C’est dans un registre différent, et le ton de l’écrivain est beaucoup plus personnel et vulnérable. »
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Et dernier point on a mal lu sa relation à Foucault, et comment elle s’appuie sur la biopolitique. Et à mon sens cela compte pour aborder le jeu entre DH et Kohn. Ça n’est pas que Kohn ignore la biopolitique, mais il en parle de loin, en référence.
Peut-être, qu’on s’est laissé prendre par l’apparence péjorative du propos dans le manifeste cyborg au point de penser qu’elle le lâchait
« La biopolitique de Michel Foucault n'est qu'une pâle prémonition de la politique cyborg, au terrain très ouvert. 269 » et
« Le cyborg n'est pas assujetti aux biopolitiques de Foucault : il simule le politique, et s'ouvre ainsi un champ d'action bien plus puissant. 290 »,
Le "capitalisme avancé" et le postmodernisme libèrent une hétérogénéité non normée, et nous voilà tous aplatis au même niveau, sans subjectivité, car celle-ci réclame à tout le moins de la profondeur, quand bien même ses fonds sont assez hostiles pour qu'on s'y noie. Le temps est venu d'écrire Mort de la clinique. Les méthodes cliniques ont besoin de corps et d'œuvres ; nous avons des textes et des surfaces. Nos dominations ne passent plus par la médicalisation et la normalisation, mais par les réseaux, la reconceptualisation des communications, la gestion du stress. La normalisation marque le pas devant l'automatisation, redondance absolue. Dans Naissance de la clinique (1963), La Volonté de savoir (1976) et Surveiller et punir (1975), Michel Foucault nomme une forme de pouvoir au moment de son implosion. Le discours de la biopolitique a fait place au technobabil, la langue des chaînes de substantifs ; les multinationales ne laissent aucun nom entier. Voici ceux qu'elles se donnent, selon une liste relevée dans un numéro du magazine Le "capitalisme avancé" et le postmodernisme libèrent une hétérogénéité non normée, et nous voilà tous aplatis au même niveau, sans subjectivité, car celle-ci réclame à tout le moins de la profondeur, quand bien même ses fonds sont assez hostiles pour qu'on s'y noie. Le temps est venu d'écrire Mort de la clinique. Les méthodes cliniques ont besoin de corps et d'œuvres ; nous avons des textes et des surfaces. Nos dominations ne passent plus par la médicalisation et la normalisation, mais par les réseaux, la reconceptualisation des communications, la gestion du stress. La normalisation marque le pas devant l'automatisation, redondance absolue. Dans Naissance de la clinique (1963), La Volonté de savoir (1976) et Surveiller et punir (1975), Michel Foucault nomme une forme de pouvoir au moment de son implosion. Le discours de la biopolitique a fait place au technobabil, la langue des chaînes de substantifs ; les multinationales ne laissent aucun nom entier 430.
En 2006 dans l’interview When We Have Never Been Human, What Is to Be Done ?, elle dit
La formulation foucaldienne du biopouvoir reste nécessaire, mais elle doit être développée, réentreprise pour ainsi dire. Foucault n’était pas fondamentalement immergé dans la re-fabrication du monde que nous fait habiter les technosciences. (la figure du cyborg). Son sens de la biopolitique des populations n’a pas disparu, mais il a été retravaillé, muté, technologisé et instrumentalisé différemment, d’une manière telle que j’ai besoin d’inventer un nouveau mot – technobiopouvoir – pour pouvoir prêter attention. technobiocapital et capital cyborg. Cela implique de comprendre que bio-ici est génératif et productif. Foucault a compris que la productivité du bio- n'est pas seulement humaine. Il a compris en parlant de biopolitique qu’il s’agissait d’une provocation des productivités et des générativités de la vie elle-même, et Marx l’a également compris.
Et les histoires de chien s’enracinent là pour transformer notre imaginaire comme l’avait fait le cyborg
Michèle Duffau, 3 mars 2024